[19 Sivan 5709(1)]
Vous m’interrogez sur le Migdal Oz, commentant le Michné Torah, lois de l’idolâtrie, début du second chapitre, qui dit que le Rambam n’a pas lu les livres de Myrrus. Or, on peut déduire le contraire du Guide des égarés, tome 3, chapitres 29 et 30 et de sa lettre aux Sages de Marseille(2).
Je suis également de votre avis. Certes, à ces références, on pourrait penser que le Rambam a simplement eu connaissance de ce que disent les livres de l’idolâtrie. C’est ce que dit que le Megalé Amoukot, mais la fin du chapitre 49, à la même référence, permet d’établir que ce n’est pas le cas. Vous consulterez également l’introduction des huit chapitres(3).
Je suis surpris par l’affirmation du Megalé Amoukot, d’autant qu’il cite le tome 3 du Guide des égarés dans son commentaire des lois des fondements de la Torah 1, 10. En fait, le Guide des égarés, ayant été traduit de l’arabe, n’a peut-être pas une formulation très précise, dans ce domaine, d’après le Megalé Amoukot, selon lequel le Rambam a uniquement eu connaissance du contenu de ces livres sans les consulter lui-même. Et, peut-être le Megalé Amoukot n’a-t-il jamais vu cette lettre(4).
De plus, on peut réellement s’interroger sur le Rambam lui-même. Pourquoi ne dit-il pas qu’il est permis de consulter ces livres pour les comprendre et enseigner la Loi en conséquence, ou même pour agir? Ce n’est pas ce qu’il explique, en effet, dans ses lois de l’idolâtrie, 3, 2, dans ses lois du Sanhédrin, début du second chapitre.
De plus, j’ai vu que le Min’hat ‘Hinou’h pose cette question, à la Mitsva 511, sans y répondre.
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Vous m’interrogez également sur ce que dit le Tanya à propos des sciences profanes.
Le terme Oved Guiloulim, idolâtre, ne figurait pas dans sa première édition. Il s’agit d’un ajout tardif, par crainte de la censure. Dans certaines éditions, par exemple celle de Lemberg en 5616(5), il est question des "autres sciences". Dans d’autres, comme celle de Vilna en 5632(6), on ne s’est pas contenté de cela et l’on a ajouté, dans la marge: "On en fait usage pour des objets insensés et des recherches hérétiques".
On s’introduit dans la force du mal qui peut encore recevoir l’élévation et l’on se rend impur sauf...(7). C’est la raison pour laquelle le Rambam, le Ramban et d’autres encore les étudièrent.
Dans votre lettre, vous vous demandez ce qu’il en est des sciences de l’idolâtrie. Celles-ci émanent des trois forces du mal totalement impures et les étudier contrevient donc au verset "ne vous tournez pas vers les idoles". Néanmoins, on peut penser qu’elles sont également liées à la force du mal qui peut recevoir l’élévation. Ainsi, il est permis de les étudier pour les comprendre et pour enseigner la Loi en conséquence. C’est bien ce que fit le Rambam.
Les sciences de l’idolâtrie sont donc également concernées par l’affirmation du Tanya, précédemment citée. Il me semble que c’est bien ce que vous vouliez dire, dans la lettre que vous m’avez adressée.
Mais, à mon humble avis, cette explication n’est pas acceptable. Car, de deux choses l’une, ou bien l’on étudie les sciences idolâtres sans intention d’enseigner la Loi et l’on rend alors impures les forces intellectuelles de son esprit, d’une impureté qui émane des trois forces du mal totalement impures, au même titre que par tous les autres Interdits de la Torah, ou bien on les étudie pour les comprendre et pour enseigner la Loi en conséquence et l’on adopte alors un comportement qui émane de la sainteté, beaucoup plus que la plaisanterie(8) dont parle le chapitre 7 du Tanya, laquelle n’a d’autre but que de créer une atmosphère favorable, alors que l’étude dont il est ici question introduit celle de la Torah et en est partie intégrante(9).
L’analyse de votre lettre s’applique, en revanche, aux aliments interdits, qui émanent des trois forces du mal totalement impures. Malgré cela, si on les consomme dans un cas de danger, lorsque nos Sages l’autorisent, ils deviennent totalement permis. Vous consulterez Igueret Hakodech, au chapitre 26. Et, celui qui n’a pas le service de D.ieu pour motivation est lié à la force du mal qui peut encore recevoir l’élévation, selon ce même chapitre 7.
Comment est-il envisageable d’apporter l’élévation aux sciences de l’idolâtrie, qui émanent des trois forces du mal totalement impures et de les réintégrer au domaine de la sainteté? Ceci peut être comparé aux fautes intentionnellement commises, qui, par elles-mêmes, se transforment en bienfaits(10), comme le dit ce chapitre 7. Notre situation est comparable, puisque c’est ainsi(11) que l’on peut déterminer l’avis de la Torah.
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Puisque j’évoque les propos de nos Sages cités ici par le Tanya, justifiant l’attitude du Rambam(12), je rappellerai également une forte question qui se trouve ainsi soulevée. C’est la suivante.
L’intention de l’Admour Hazaken est ici d’expliquer comment le Rambam et les autres Justes étudièrent ces sciences. Il montre donc qu’ils surent en faire usage pour la Torah et les Mitsvot.
Or, pourquoi fit-il le choix précisément de l’exemple du Rambam? La Torah ne demande-t-elle pas au médecin de guérir? Et le traité Chabbat 75a ne dit-il pas qu’il est une Mitsva de calculer les saisons et le cycle astral? La fin du premier chapitre du traité Sanhédrin interdit à un érudit de résider dans une ville où il n’y a pas de médecin. Le début du cinquième chapitre du traité Chekalim parle de Ben A’hya, qui était chargé de guérir les affections intestinales. Et le traité Horayot 10a décrit les activités de Rabbi Yochoua Ben ‘Hananya, le traité ‘Houlin 57b, celles de Rabbi Chimeon Ben ‘Halfata. Et, l’on pourrait multiplier les références.
A mon humble avis, on peut répondre à cette question en constatant qu’il est plusieurs manières d’étudier et de connaître les sciences des nations. Nous les énoncerons par ordre décroissant:
A) Il est d’abord possible de connaître ces sciences à travers la Torah, comme l’érudit qui, consultant un plan, acquiert une bonne connaissance d’un édifice. De même, le Midrach Béréchit Rabba indique que la Torah est le plan à partir duquel le monde fut bâti. Le traité Be’horot 8a raconte que Rabbi Yochoua Ben ‘Hananya déduisit d’un verset de la Torah le temps de la gestation d’un serpent. Le Midrach Tehilim 19 explique que Chmouel et Rabbi Hochaya, par leurs efforts dans l’étude de la Torah, purent comprendre tout ce qui se trouve dans le ciel.
Bien évidemment, tout ce qui est mentionné par la Loi Ecrite et la Loi Orale est partie intégrante de la Torah, qui est la Sagesse de D.ieu. Et l’on connaît l’explication du Rambam, au huitième principe de son commentaire de la Michna, au traité Sanhédrin, selon laquelle aucune différence ne peut être faite entre les versets "les fils de ‘Ham étaient Kouch et Mitsraïm" et "Je suis l’Eternel ton D.ieu".
B) On peut aussi étudier ces sciences parce que la Torah nous demande, de façon directe, de le faire. Ainsi, selon le Rambam, lois de la sanctification du mois, 1, 7, le tribunal reçoit l’injonction d’établir le calcul(13). Pour y parvenir, il doit connaître les voies de l’idolâtrie et de la sorcellerie. On permit, par exemple, à la maison de Rabban Gamliel d’étudier le grec pour les besoins publics, selon les Tossafot, sur le traité Mena’hot 64b et le Kountrass A’haron sur les lois de l’étude de la Torah, de l’Admour Hazaken, 3.
Une telle étude n’est pas celle de la Torah. Elle n’en est pas moins une Mitsva, y compris avant d’avoir été utilisée pour calculer le nouveau mois, au même titre que toutes les autres Mitsvot de la Torah et des Sages.
C) On peut envisager une telle étude quand il est nécessaire de penser à une idée, dans un endroit où l’on ne peut se concentrer sur les paroles de la Torah et où l’on doit, par exemple, faire ses comptes, comme le disent les derniers Sages, dans le Choul’han Arou’h Ora’h ‘Haïm, au début du chapitre 85.
C’est également à cela que le Midrach Devarim Rabba 8, 6, fait allusion, quand il rapporte que l’on demanda à Chmouel: "N’es-tu pas astrologue?". Celui-ci répondit alors: "J’en ai acquis la connaissance seulement lorsque je me trouvais dans un lieu d’aisance". Il y a, là encore, une Mitsva, mais sous une troisième forme.
D) Lorsque l’on désire étudier la Torah ou accomplir une Mitsva, mais qu’on ne peut le faire, par manque de connaissances de ces sciences, on peut être conduit à combler le manque. Ainsi, le traité Sanhédrin 5b rapporte que Rav passa dix huit mois auprès d’un berger pour apprendre à distinguer, chez l’animal, les lésions définitives des lésions passagères.
Une telle étude ne fait pas partie de la Torah et n’est pas une Mitsva. Elle sert uniquement à en préparer la compréhension et l’application. Peut-être l’étude, par le tribunal, des sciences de l’idolâtrie et de la sorcellerie peut-elle être rangée dans cette catégorie.
E) Il peut être nécessaire, jusqu’à une certaine mesure, de savoir comment réaliser des affaires, afin de subvenir à ses besoins, comme le dit le Tséma’h Tsédek, dans le Dére’h Mitsvoté’ha, à la page 104b. On peut aussi faire de ces sciences elles-mêmes un moyen de servir D.ieu. Il s’agit alors d’une préparation à un acte permis.
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La Torah et les paroles de nos Sages mentionnent de nombreux Juifs qui étudièrent les sciences des nations. Chacun d’entre eux appartenait à l’une des catégories qui viennent d’être définies. Et, il n’est même pas nécessaire de se demander comment ils purent le faire, puis de les ranger dans l’une d’elles, tant cela est une évidence, d’après la Torah, les propos de nos Sages ou la pratique quotidienne.
Pourquoi l’Admour Hazaken s’interroge-t-il précisément sur les études du Rambam? Celui-ci raconte lui-même qu’il apprit les sciences profanes et il n’appartient donc pas à la première catégorie. Et, la question n’est pas tant le fait qu’il consulta les livres de l’idolâtrie, comme le dit le Guide des égarés, ou ceux des astronomes grecs, comme il le rapporte dans les Lois de la sanctification du mois, à la fin du chapitre 17, afin d’expliquer les Mitsvot liées à cette sanctification, ce qui le range dans la seconde catégorie, précédemment définie.
En fait, la difficulté porte surtout sur les autres disciplines qu’il étudia, comme la médecine ou les livres de Galien. On ne peut considérer qu’il le fit pour assurer sa subsistance puisque, à l’époque, celle-ci était déjà assurée par son frère, qui subvenait à ses besoins et à ceux de sa famille, comme l’établissent les lettres du Rambam.
De même, le Ramban était versé dans de nombreuses sciences, y compris celles qu’il n’utilisait pas pour gagner sa vie.
C’est pour répondre à cette question que peut être définie une sixième catégorie.
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F) Il est possible d’étudier les sciences profanes avant même d’avoir constaté que le fait de ne pas les connaître empêche de comprendre la Torah, à condition de savoir les utiliser, par la suite, pour le service de D.ieu ou Sa Torah.
Ce qui vient d’être dit nous permettra de comprendre la formulation de la Torah, "telle est la raison(14)", au singulier, bien que deux justifications de cette étude aient été auparavant mentionnées. En effet, le Rambam, au moment précis de cette étude, n’avait bien qu’une seule motivation, même si, par la suite, sa situation fut modifiée et, après la mort de son frère, il dut faire usage de sa connaissance des sciences profanes pour assurer sa subsistance(15).
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On peut également expliquer le fait que le Rambam et le Ramban aient été cités d’après le Séfer Haguilgoulim, trente sixième introduction et le Chem Haguedolim, du ‘Hida, selon lesquels l’un et l’autre n’eurent pas le mérite d’avoir accès à la Kabbala(16), en tout cas pas avant la fin de leur vie. Or, le lien entre la description de l’enchaînement des mondes que fait la Kabbala et la connaissance de la Kabballa pratique avec les sciences de la nature est bien évidente.
Avec mes respects et ma bénédiction,
M. Schneerson,
Notes
(1) Cette lettre est adressée au Rav Alter Hilevitch. Voir la lettre n°553.
(2) Voir, à ce propos, la lettre n°516.
(3) Du Rambam.
(4) Aux Sages de Marseille.
(5) 1856.
(6) 1872.
(7) Si l’on est capable d’apporter l’élévation à ces sciences profanes, ce que peuvent faire les Justes.
(8) Précédant l’étude et détendant l’atmosphère pour que celle-ci soit fructueuse.
(9) Puisqu’elle permet de déterminer la position de la Torah face à l’idolâtrie.
(10) Grâce à la Techouva.
(11) En étudiant les sciences profanes.
(12) Qui étudia les sciences profanes.
(13) Des mois et des années.
(14) Pour laquelle le Rambam et le Ramban étudièrent les sciences profanes.
(15) Le Rabbi note en bas de page: "Dans la lettre du Rambam, qui est reproduite dans le Peer Hador, chapitre 41, il est dit que "des femmes étrangères ont été prises et D.ieu sait qu’a priori, elles étaient uniquement destinées à apporter des parfums. Malgré cela, le temps consacré à l’épouse légitime s’en trouva bien diminué". Cette formulation confirme ce qui a été dit dans le corps du texte. Peut-être est-ce également pour cela que le Rambam est nommément cité dans le Tanya. En effet, il indiqua clairement pourquoi il étudiait ces sciences profanes et ce qu’il dit permet d’établir un principe s’appliquant également aux autres Sages. Il faut, en outre, analyser les écrits du Ramban et vérifier ce qu’il dit, à propos du Rambam. S’il mentionne ce qui a été dit auparavant, on peut comprendre qu’il ait été cité dans le Tanya."
(16) Voir, à ce propos, la lettre n°551.