Lettre n° 6367

Par la grâce de D.ieu,
5 Tamouz 5718,
Brooklyn, New York,

A l’attention du docteur ‘Hano’h Reinhold,

Je vous salue et vous bénis,

J’ai bien reçu votre lettre du 30 Nissan, dont l’acheminement a été retardé au-delà de l’accoutumée et qui m’est donc parvenue dans les jours proches de la fête de Chavouot. C’est pour cela que ma réponse a été différée jusqu’à maintenant, du fait de mes nombreuses occupations et vous voudrez bien m’en excuser. Vous m’interrogez sur la relation devant s’instaurer entre l’enseignant et la famille de l’élève, en particulier dans le cadre de l’Alya des jeunes, lesquels sont issus de milieux dont la moralité est sujette à caution. Ceci a pour conséquence que l’éducateur se voit conduit à former l’enfant, à le guider sur une voie nouvelle, ce qui remet en cause la relation qu’il entretient avec ses parents et avec sa famille. C’est en particulier le cas pour nos frères Sefardim, immigrants du Maroc. Vous me demandez ce que j’en pense.

Pour vous répondre, j’introduirai tout d’abord une notion fondamentale, concernant les jeunes, en général. D’ordinaire, ceux-ci n’acceptent pas le compromis. Leur vision du monde est d’un seul bloc. En conséquence, si l’on remet en cause quelques uns de leurs principes, en parvenant à les convaincre qu’ils sont erronés, on fera s’écrouler tout l’édifice. Combien plus est-ce le cas quand on touche à des domaines ou à des valeurs que l’élève estime fondamentaux. Si l’on observe la vie de nos frères issus des communautés orientales, on peut vérifier que leur vision du monde, conditionnant leurs actions, leurs paroles et leurs pensées, au quotidien, depuis les temps les plus reculés et encore jusqu’à nos jours, est basée sur une foi inébranlable en la Torah, en la Tradition et en ses Mitsvot, de même que sur une confiance absolue, une soumission totale aux parents et aux maîtres, lesquels fixent ce que doit être le comportement, non seulement envers D.ieu, mais aussi entre les hommes. C’est grâce à cette obéissance absolue, que nos Sages appellent : “ acceptation du joug ”, qu’ils se sont maintenus religieusement, qu’ils ont conservé leurs qualités, leur pudeur, dans les pays où ils vivaient, jusqu’à maintenant, dans des conditions difficiles, dans un environnement suscitent de multiples épreuves, dans un climat où l’âge adulte commençait plusieurs années avant la pratique en usage dans les communautés ashkénazes, avec toutes les attirances et toutes les épreuves que cela implique.

Il résulte de cette analyse que toute remise en cause, tout affaiblissement, toute atteinte à cette soumission provoqueront nécessairement l’effondrement de la vision du monde d’un immigrant venant du Maroc ou du Yémen, supprimeront tout frein, toute capacité à se maîtriser et l’abandonneront à son sort, dans sa lutte contre le mauvais penchant. Vous imaginez ce qui peut en résulter. Et, la conséquence pourra même être plus grave dans les rapports entre les hommes que dans la relation à D.ieu. En effet, la crainte de la punition, par exemple de l’emprisonnement, est efficace uniquement si elle est accompagnée d’une vision du monde intégrant le sacré, le bon, le moral et rejetant tout ce qui s’y oppose. Il est bien évident que l’on ne peut pas, en un seul instant, remplacer la soumission au père ou au précédent maître par la confiance en l’éducateur, le nouvel enseignant, qui a des attentes opposées. Dès lors que le jeune homme ou la jeune fille rejètent l’autorité une première fois, ils ne craindront pas de le faire une seconde, puis une troisième fois.

En fonction de tout cela, ma position est très claire. Tant que l’on n’aura pas conçu une vision du monde structurée et solide, dans toute la mesure du possible, adaptée à la compréhension d’une certaine jeunesse, on n’a pas le droit de remettre en cause sa conception actuelle. Car, on ne parviendra pas à détruire pour reconstruire par la suite. Entre temps, ces jeunes peuvent connaître la chute, sans possibilité de remonter par la suite. Je n’envisage pas ici l’aspect religieux de leur situation. Je l’analyse uniquement sous l’angle pédagogique et moral, car votre lettre semble indiquer que telle était votre question. Certes, je comprends votre interrogation, car il est impossible de laisser ces jeunes dans la situation qui était la leur, dans un coin reculé du Maroc, sans aucune évolution. Pour autant, on n’a pas non plus le droit d’aller à l’autre extrême, de les changer radicalement, de déraciner les valeurs qui ont été les leurs pendant de nombreuses générations, pour tenter ensuite de leur greffer une culture étrangère, qui leur est tout à fait insolite. En la matière, il faut avancer pas à pas, en commençant par les bases. En d’autres termes, il faut influencer ces jeunes par l’intermédiaire de leurs parents et de leurs professeurs ou bien, s’il est nécessaire de le faire directement, sans remettre en cause les valeurs qu’ils considèrent comme incontestables.

Bien entendu, une telle voie est longue, mais le bonheur de toute une génération en dépend, ce qui implique l’harmonie morale, la santé, au sens littéral et avec tout ce qu’elle peut impliquer. Ces jeunes doivent occuper une place saine, au sein de la société. Et, il est justifié de prolonger de quelques années supplémentaires le processus d’adaptation à la vie de notre époque de nos frères venus du Maroc ou du Yémen, pourvu que ceux-ci se maintiennent en bonne santé et dans l’intégrité, au moins d’une manière relative. Ce problème primordial et douloureux mériterait une analyse beaucoup plus longue, mais, comme je l’ai dit, une lettre n’est pas le cadre permettant de la détailler autant qu’il le faudrait. Mais, vous exercez une activité pédagogique et j’ai donc bon espoir que ces quelques lignes suffiront pour éclaircir ma position, pour exprimer ma profonde douleur, face à l’effroyable désordre régnant, ces dernières années chez les jeunes, parmi nos frères, les enfants d’Israël, immigrants du Maroc et du Yémen. Chacun d’entre nous, au sein de tout Israël, est en droit d’espérer et d’exiger qu’ils prennent la place des centaines de milliers de nos jeunes lumineux, ayant été exterminés en notre génération, celle d’un exil obscur et sombre.

J’espère qu’il est inutile de préciser ce qui doit être bien évident. Mon intention n’est en aucune façon, ce qu’à D.ieu ne plaise, de critiquer nos frères sefardim ou de leur prêter une mauvaise réputation. De fait, j’ai beaucoup appris sur leurs souffrances et leur oppression, dans leurs pays d’origine. En effet, nous y possédons des dizaines d’écoles, dirigées par des hommes dévoués, s’intéressant à chaque détail de la vie de leurs élèves, non seulement quand ils se trouvent à l’école, mais aussi avant et après cela, à la maison et dans la rue. Pour autant, si l’on veut réparer une situation, on ne peut pas en ignorer un seul détail. Il est interdit de le faire, même pour se tranquilliser ou pour calmer son entourage, car on affaiblirait ainsi le désir d’améliorer la situation et, parfois même, on obtiendrait le résultat inverse.

J’espère que vous vous servirez des capacités que la divine Providence vous a accordées et des moyens que vous offre votre poste, au sein de l’Alya des jeunes et de l’enfance, afin qu’il s’agisse bien, en l’occurrence, d’une Alya, d’une élévation profonde et véritable, non seulement en Erets Israël, au sens géographique et dans l’espace matériel, mais aussi dans l’Erets Israël morale. Cette élévation doit être intérieure et entière, concerner le corps et l’âme à la fois. Rien ne résiste à la volonté, d’autant qu’au final, ces enfants et ces jeunes sont nos frères. Selon les termes de l’Admour Hazaken, auteur du Tanya et du Choul’han Arou’h, leur âme est “ une parcelle de Divinité véritable ”. Le Créateur du monde, Qui le dirige, porte témoignage qu’il est dit, de chacun d’entre eux : “ Mon fils aîné, Israël ” et “ Vous êtes des enfants pour l’Eternel votre D.ieu ”. Avec mes respects et ma bénédiction,