La Rabbanit rentre chez elle

Au début du mois d’Elloul, j’ai quitté cet endroit, en passant par Moscou. Là, j’ai couru, encore une fois, auprès de toutes les instances possibles, en présentant les documents et les requêtes nécessaires pour la réduction de la peine d’exil qui frappait mon mari. Je me suis également consacrée, quelque peu, à lui envoyer des colis alimentaires. C’est après tout cela que je suis rentrée à la maison.

Les habitants de la ville ont réagi amicalement à mon retour, avec beaucoup de respect, de la manière la plus parfaite. Les chrétiens eux-mêmes venaient s’enquérir de tout ce qui nous était arrivé. Il leur était interdit de le faire ouvertement, mais, discrètement, le salaire de mon mari a été versé durant toute cette période et sa place, à la synagogue, fut close, de sorte que nul n’était autorisé à s’en approcher.

Lorsque mon mari se trouvait dans la ville et priait à la synagogue, il y avait toujours une controverse entre lui et les fidèles, par exemple à propos du rite de la prière, des sonneries du Chofar du Moussaf de Roch Hachana(81) ou encore des Hakafot, les deux soirs de la fête(82).

Désormais, en revanche, il n’y avait plus aucun autre avis que le sien. Tout se passait comme si mon mari avait été effectivement présent. Ceux qui avaient été ses opposants les plus acharnés eux-mêmes déclarèrent que tout serait fait comme le Rav l’avait voulu. Par la suite, lorsque j’ai fait part de tout cela à mon mari, il en a été satisfait et il en a conçu un grand plaisir. Les fidèles et l’officiant ont même chanté toutes les mélodies et tous les hymnes de Sim’hat Torah que mon mari avait l’habitude d’introduire(83).

Tout cela prit de telles proportions que les autorités elles-mêmes demandèrent à quelques-uns des fidèles pourquoi ils vouaient un tel respect au Rav. Le N.K.V.D. les a convoqués en invoquant un autre objet, mais la raison essentielle de leur entretien était bien celle-ci.

Tous se préoccupaient de ma situation et me demandaient, sincèrement et de bonne foi, comment ils pouvaient m’aider et alléger ma situation. Mais, concrètement, ils avaient peur de s’approcher de la cour de la maison dans laquelle je résidais et j’étais donc constamment seule, jusqu’au retour de Ra’hel(84), après son travail.

Tous agissaient ainsi, à l’exception de deux amis proches, des jeunes gens issus de nos familles, qui venaient me voir en cachette, chaque jour, après leur travail, entre vingt-trois heures et minuit, afin que les membres de leur famille ne le sachent pas et qu’ils ne soient pas en mesure de le confirmer. Ah ! Comme ces visites m’étaient précieuses ! En quittant la maison, ces jeunes gens traversaient toujours une dizaine de rues voisines, afin que l’on ne puisse déterminer d’où ils venaient. Il leur semblait toujours qu’ils étaient suivis, mais, malgré cela, ils revenaient le lendemain.

Il est arrivé assez souvent que quelques personnes se rassemblent pour une rencontre amicale et qu’ils s’entretiennent précisément du Rav, de son œuvre, de l’influence qu’il exerçait sur le public, de ses discours et de ce qu’il attendait de la communauté. Il avait pratiquement toujours eu des opposants, mais, au final, tous se sont soumis à lui et ses opposants sont eux-mêmes devenus de bons amis.

Protège mon âme, car je suis un ‘Hassid

Je me souviens qu’une fois, je suis sortie dans la rue, à une heure assez tardive. L’une de nos connaissances, totalement éloignée de toute pratique, s’est alors approchée de moi. L’homme a regardé autour de lui, pour vérifier que personne ne le voyait me parler et il a évoqué le docteur Friedman, qui appartenait aux milieux non ‘hassidiques. Il était conférencier à l’université, il avait reçu l’ordination rabbinique et il se considérait comme un grand érudit.

Cet homme me dit :

« Vous souvenez-vous que nous avons participé à un repas officiel, dans la maison d’un certain responsable communautaire et là, le docteur Friedman a demandé au Rav :

‘Pourquoi le verset(85) dit-il : protège mon âme, car je suis un ‘Hassid ? Est-ce à dire qu’un ‘Hassid a besoin d’une protection particulière ?’.

Le Rav lui répondit :

‘Il en est ainsi parce que même une protection ne serait d’aucune utilité à celui qui s’oppose à la ‘Hassidout’.

Le docteur Friedman et tous les présents l’applaudirent, après avoir entendu sa réponse. »

Notes

(81) On verra, à ce propos, les responsa Avneï Nézer, Ora’h ‘Haïm, tome 2, aux chapitres 445 à 447, de même que la causerie pendant le repas, à l’issue de Yom Kippour 5726, dans le Torat Mena’hem Itvaadouyot 5726, tome 1, à la page 46, avec les références indiquées.

(82) A Chemini Atséret et à Sim’hat Torah. On consultera, sur ce point, le Sidour de l’Admour Hazaken, le Séfer Toledot ‘Hag Sim’hat Torah, publié à Jérusalem, en 5758, à partir de la page 277, avec les références indiquées. Le texte reviendra sur ce point par la suite.

(83) On notera qu’il existe un chant de Sim’hat Torah de Rabbi Lévi Its’hak, dont la partition figure dans le Séfer Ha Nigounim, tome 2, chant n°185. Il est dit, à cette référence, que : « Rabbi Lévi Its’hak avait reçu une tradition selon laquelle on chantait cet hymne pendant les Hakafot, auprès de l’Admour Hazaken ».

(84) La jeune fille qui résidait avec la Rabbanit ‘Hanna, comme le texte l’indiquait au préalable.

(85) Tehilim 86, 2.

28 Mena’hem Av 5708,

Une lettre pour le 19 Kislev

Il y a huit jours, cela a fait quatre ans que mon mari a disparu et : « quel dommage qu’il a disparu et qu’on ne le voit plus »(86). J’éprouve une profonde motivation à poursuivre la rédaction de ce qui s’est passé à l’époque. Je vais tenter de le faire et je verrai bien si j’y parviens.

La situation décrite ci-dessus s’est maintenue, par la suite, à l’identique, de mois en mois. Toutes les fautes que l’on a voulu « associer » à la personne de mon mari, selon l’expression que l’on emploie là-bas, ont été considérées comme de l’activisme anti-gouvernemental et l’entretien de relations, dans ce but, avec des délégations de pays étrangers. Cela voulait dire que mon mari était un « ennemi du peuple », faute qui était passible d’une condamnation à mort.

Pourtant, ils n’ont pas pu appliquer cette sentence à mon mari, malgré tous les moyens qu’ils ont mis en œuvre pour y parvenir. Il a donc uniquement été classé comme « un parasite pour la société », ce qui voulait dire qu’il ne devait pas se trouver en compagnie d’autres personnes et essentiellement, bien entendu, de Juifs, afin qu’il ne puisse se servir de ses forces morales pour exercer son influence sur les autres.

De ce fait, tous les courriers adressés à mon mari étaient soumis à une censure sévère. Pour que je reçoive une lettre de lui ou bien pour que lui en reçoive une de moi, un laps de temps très long était toujours nécessaire, ce qui nous faisait beaucoup de peine. Il n’était pas autorisé à correspondre avec d’autres personnes et tous craignaient même de lui adresser leurs salutations dans les lettres que je lui écrivais moi-même.

A la fin du mois de ‘Hechvan(87), j’ai reçu une lettre de mon mari. Il l’avait envoyée au plus vite, de peur qu’elle me parvienne trop tard. Il me demandait qu’il y ait une ambiance de fête, dans notre maison, le 19 Kislev(88), que l’on serve un repas, à cette occasion, avec de la nourriture de qualité, que la maison soit nettoyée et mise en ordre, pour l’événement.

Sa lettre envisageait même les moindres détails de cette célébration, ceux en lesquels mon mari n’intervenait pas du tout, quand il était à la maison. Il m’a demandé également d’oublier tous les éléments négatifs et de faire en sorte que ce jour soit célébré comme une véritable fête.

Les provocations et les pressions

Le temps s’écoulait et je devais envisager de retourner auprès de mon mari, pour la fête de Pessa’h. Ces quelques mois d’hiver furent une période de provocations. Chaque jour, je recevais une autre information selon laquelle mon mari avait été ramené à la prison de Yekatrinoslav. De façon générale, ces informations m’étaient transmises d’une manière très confidentielle. Ainsi, une chrétienne, qui prétendait être fille de prêtre, venait toujours me voir et elle m’affirmait que mon mari se trouvait dans la même cellule que son père.

Un jeune homme qui s’appelait Vider et qui construisait des maisons m’a affirmé avoir vu mon mari dans la prison qui se trouvait à côté de la gare ferroviaire proche de Kiev et que celui-ci lui avait demandé de me rencontrer, afin que je lui envoie des vêtements et d’autres affaires.

Quand je recevais de telles informations, on m’indiquait toujours dans quels endroits je pouvais rencontrer ceux qui me les transmettaient. On me demandait donc de me rendre au coin de telle ou telle autre rue, de façon générale à la tombée de la nuit, afin que notre conversation n’ait pas de témoin. Le bon sens indiquait qu’il ne fallait tenir aucun compte de tels comptes rendus. Dans le dernier cas, cependant, je ne pouvais pas l’ignorer et j’ai réellement pensé que ces propos étaient exacts, que mon mari avait effectivement besoin d’aide.

Ne parvenant pas à décider moi-même ce qu’il y avait lieu de faire, j’ai attendu la nuit pour me concerter avec quelqu’un, à propos des différentes propositions qui se présentaient à moi. La décision la plus difficile à prendre était celle de se rendre au lieu de rencontre ou non. Au final, je ne l’ai pas fait, car cela était réellement effrayant. Pour une certaine raison, les endroits que l’on m’indiquait se trouvaient toujours à proximité d’une prison ou d’un bâtiment du N.K.V.D. Par la suite, il s’avéra que tout cela n’était qu’un chantage(89) exercé sur moi.

Le second voyage

Durant le mois d’Adar(90), exactement comme la première fois, j’ai commencé, de nouveau, les préparatifs pour rejoindre mon mari. Je voulais vraiment croire que sa libération était proche, qu’il rentrerait très bientôt à la maison.

Après tous les préparatifs nécessaires, j’ai repris la route et je suis passée, encore une fois, par Moscou. J’ai affronté toutes les difficultés possibles, mais des amis proches me sont venus en aide et ils se sont occupés de tout ce qui m’était nécessaire. Bien entendu, je me suis rendue, de nouveau, auprès de toutes les administrations qui avaient le pouvoir de réduire son exil amer, mais ces démarches n’ont fait qu’affaiblir ma santé. Elles n’ont eu aucun apport.

Deux semaines avant Pessa’h, je suis revenue à Chiili et j’ai constaté que le visage de mon mari faisait peine à voir, bien plus qu’au préalable et qu’il avait le cœur brisé. J’avais beaucoup de mal à supporter cette situation. Jusqu’à mon arrivée, mon mari habitait avec le jeune homme que j’avais chargé de veiller sur lui(91). Ce voisin était toujours affamé et mon mari devait partager avec lui les quelques colis alimentaires qu’il recevait.

De façon générale, en pareille situation et sous de telles conditions, les hommes ne ressemblent plus à ce qu’ils étaient au préalable. Ils deviennent, d’une certaine façon, d’autres personnes. En revanche, mon mari, chaque fois qu’il trouvait du papier, même s’il s’agissait uniquement de quelques feuilles, rédigeait aussitôt des explications de la Torah.

Une fois, il entra dans la chambre avec un visage réjoui et il me dit :

« Si j’en avais eu le moyen, j’aurais maintenant organisé une réunion ‘hassidique avec quelqu’un. En effet, je viens de finir la rédaction d’une explication de la Torah. Cela est vraiment extraordinaire ».

Il ne pouvait pas partager son émerveillement avec moi et il n’y avait personne d’autre que moi !

Les différents moyens d’obtenir une tranche de pain

Un mois avant mon arrivée, on cessa de donner à mon mari la ration de pain que l’on distribuait à tous. Pour qu’il puisse, de nouveau, obtenir cette ration, j’ai multiplié les contacts officiels, auprès des différentes administrations. Je suis intervenue auprès de ceux dont j’avais fait la connaissance, parmi les hauts fonctionnaires, dans tous les bureaux. Je suis même allée les voir chez eux, bien que de telles rencontres n’aient pas été officielles.

Ces hommes voulaient sincèrement me venir en aide, mais cela ne leur était pas possible, car, à ce moment-là, une nouvelle organisation avait été adoptée pour les cartes de rationnement et l’on ne pouvait donner du pain qu’aux travailleurs. Or, mon mari ne pouvait pas travailler, à la fois du fait de son état de santé et à cause des difficultés qui en auraient résulté pour le respect du Chabbat.

Pour moi-même, je suis parvenue à obtenir des aliments, grâce à de faux documents que l’on m’avait procurés, selon lesquels j’avais été évacuée de la région du front. Ils me donnaient donc une ration de pain, comme à tous les évacués. Ces documents m’avaient été procurés par un communiste juif, responsable du département des personnes transplantées. En revanche, celui-ci ne pouvait rien faire pour mon mari, car il était un prisonnier exilé.

De manière naturelle, malgré nos efforts pour réduire notre nourriture, ma ration de pain, que nous partagions, n’était pas suffisante pour nous deux. Je suis donc sortie seule, un jour avant la fête de Pessa’h, afin de rechercher les moyens et les possibilités pour que nous ne restions pas totalement affamés.

En consultant un certain avocat, j’ai découvert une loi selon laquelle tous ceux qui avaient plus de soixante-dix ans devaient nécessairement recevoir leur ration de pain, même s’ils ne travaillaient pas. J’ai copié les détails de cette loi et j’ai été voir le responsable de l’Ispolkom(92). Bien entendu, celui-ci m’a demandé de qui il s’agissait et, quand je lui ai montré la carte de mon mari, sur laquelle figurait son nom, il m’a aussitôt répondu qu’il ne lui donnerait pas de pain tant qu’il ne travaillerait pas, même s’il avait cent ans ! Sa position était contraire à la loi sur l’allocation des besoins, mais c’était ce qu’il voulait et il était convaincu qu’il n’avait d’ordre à recevoir de personne.

Malgré la décision de ce responsable, j’ai eu l’idée d’aller voir l’inspecteur d’état, qui était venu contrôler la région et celui-ci m’a remis un feuillet sur lequel il avait inscrit, de sa main, la mention :

« L’exilé untel doit recevoir la ration alimentaire qui est distribuée à tous les travailleurs. Son âge l’y autorise ».

Demander du ‘Hamets avant Pessa’h ?

Lorsque j’ai obtenu l’accord pour que mon mari obtienne sa ration, une semaine s’était déjà écoulée depuis la fête de Pessa’h. Mais, un jour avant la fête, alors que je m’absorbais à ses préparatifs, mon mari a dû lui-même se rendre quelque part, pour obtenir cette ration de pain.

Celui qui n’a pas vécu tout cela physiquement ne peut absolument pas s’imaginer la peur de rester affamé, sans une miette de pain. A l’heure actuelle, je suis, D.ieu merci, pleinement rassasiée, mais je me rappelle encore très clairement de la terreur qui m’avait alors saisi. Ainsi, bien qu’en cette période de l’année, mon mari n’avait aucune envie d’aller demander du ‘Hamets, il fut contraint de le faire, car il était impossible de repousser cette démarche à plus tard.

Se dirigeant, dans ce but, vers l’endroit où le pain était distribué, mon mari fut remarqué par le directeur d’un grand commerce d’état, dans lequel ceux qui appartenaient à « l’élite » pouvaient se procurer tout ce qu’ils voulaient. L’homme aborda mon mari, très respectueusement et il lui dit :

« Je comprends très bien ce que vous faites ici, car il me semble que vous êtes l’un des Schneerson. Mais, dites-moi, êtes-vous de Yekatrinoslav ? ».

L’homme poursuivit :

« En l’année…, vous avez rendu une décision rabbinique concernant mon beau-frère. Les deux parties se sont déplacées, à cet effet, de Homyl à Retsitsa. Peu importe les détails de cette affaire, à l’heure actuelle. En revanche, puis-je vous aider maintenant, d’une façon quelconque ? Avez-vous besoins de vaisselle pour la fête de Pessa’h ? Je vous en procurerai, mais vous devrez la cacher, pour qu’on ne la remarque pas chez vous, car je n’ai pas le droit de vous la donner et cela est même un danger pour moi ».

Avec beaucoup de ruse, l’homme a donné à mon mari quatre coupes en verres, neuves, avec des soucoupes. Je suis incapable d’exprimer par écrit à quel point ces coupes portaient l’empreinte de la fête, dans les conditions de vie qui étaient alors les nôtres. Elles étaient non seulement cachères pour Pessa’h mais même toutes neuves !

La démarche que mon mari était allé faire, ce jour-là, s’est révélée infructueuse. Néanmoins, étant d’ores et déjà sorti de la maison, il est allé tremper ces coupes neuves et il en était très satisfait. En revanche, quand il est rentré dans la chambre, il s’est mis à évoquer, avec amertume, la situation peu enviable dans laquelle il se trouvait :

« A quoi ai-je consacré la veille de Pessa’h ? A courir pour demander du ‘Hamets ! ».

Puis, mon mari a décrit, par le détail, les aspects les plus bas de sa situation. Au final, il a éclaté en sanglots et il a pleuré amèrement, du fond de son cœur. Par la suite, il a voulu mettre la vaisselle neuve en lieu sûr, loin de tout ustensile ‘Hamets, car nous n’avions qu’une seule pièce. Il l’a fait alors qu’il était encore tendu et ému. De ce fait, les coupes sont tombées de ses mains et elles se sont brisées, avec les soucoupes. Il ne nous est resté qu’une seule soucoupe et, pendant toute la fête, nous avons donc bu avec le pot qui nous servait à nous laver les mains.

Notes

(86) Selon l’expression du traité Sanhédrin 111a, du Midrash Chemot Rabba, chapitre 6, au paragraphe 4 et du commentaire de Rachi sur le verset Vaéra 6, 9.

(87) 5701 (1940).

(88) Date de la libération de l’Admour Hazaken des prisons tsaristes, qui est devenu le Roch Hachana de la ‘Hassidout.

(89) En français dans le texte.

(90) 5701 (1940).

(91) Comme le texte l’indiquait au préalable.

(92) L’organe du pouvoir exécutif local, en Union soviétique.