Rencontres nocturnes : la source jaillissante

     La porte de notre maison ouvrait directement sur la rue et, bien entendu, il n’y avait pas de portail qui la dissimulait, de sorte que l’on pouvait voir, de l’extérieur, tous ceux qui entraient chez nous. Ceux qui venaient nous voir, pour la plupart, portaient la barbe, ce qui se remarquait aussitôt.

     Les vagues de chaleur étaient particulièrement lourdes. La nuit, lorsqu’il faisait un peu plus frais et que la maison n’était pas aussi chaude, nous nous asseyions, bien souvent, avec les volets fermés, afin que nos visiteurs ne soient pas aussi visibles, aux yeux des passants qui traversaient la rue.

     Par la suite, quand il faisait encore plus obscur, tous prenaient place dans la cour, chacun sur l’un des objets qui se trouvaient là, car il n’y avait pas assez de chaises pour tous et certains avaient même pris l’habitude de s’étendre sur l’herbe, à même le sol. Ceux qui le faisaient étaient, de façon générale, les plus jeunes.

     Quel plaisir ils concevaient de ces moments passés avec mon mari ! Je n’ai pas de mots pour décrire tout cela. A l’époque, le visage de mon mari était déjà très amaigri et il avait une pâleur inhabituelle. Il s’est avéré, par la suite, qu’il était déjà très malade. Malgré cela, quand il parlait, quand il animait une réunion ‘hassidique, en présence de ceux qui l’écoutaient, il était une « source jaillissante »(171). Il avait alors le visage d’un homme en bonne santé et une voix puissante, comme quelqu’un qui a toute sa force. Il semblait même qu’il avait oublié toutes ses douleurs.

     Dans les conditions de l’époque, ceux qui écoutaient et celui qui enseignait auraient pu payer tout cela très cher. Ils quittaient notre maison dans la peur et nous y restions dans la peur. Chaque fois que nous entendions le plus léger murmure, la même idée nous venait aussitôt à l’esprit :

« Qui est-ce, cette fois-ci ? ».

     Mais, malgré tout cela, les craintes et les suspicions n’empêchaient pas de telles réunions de se tenir encore une fois, par la suite, le lendemain ou bien quelques jours plus tard.

La vie à Alma Ata

     C’est de cette façon que le temps s’écoulait. Chaque jour, nous faisions de nouvelles connaissances. Il y avait, dans la ville, de nombreux réfugiés juifs, venus d’Ukraine, de Biélorussie, de Moscou et de Leningrad. Nous résidions, nous-mêmes, à l’extérieur de la ville, mais des délégations venaient de toutes les synagogues de cette ville, pour inviter mon mari à y prier, ou tout au moins, à quitter la maison, de temps à autre, afin qu’il vienne y enseigner.

     De même, certaines personnes commençaient alors à envisager de réunir des matières premières, afin d’organiser une production domestique qui permettrait de satisfaire nos besoins. Tout cela se faisait d’une manière agréable et honorable, dont il est très rare de trouver l’équivalent. Pour ma part, je ne me doutais pas de la grande place que mon mari occupait auprès des habitants de la ville, à quel point ils mesuraient sa grandeur.

     Mais, parallèlement à cette amélioration des conditions spirituelles, la maladie de mon mari progressait également. Certes, notre nouvelle situation lui avait donné un meilleur moral, mais rien de plus que cela. Des médecins venaient l’ausculter et, à chaque visite, ils constataient une certaine détérioration de son état de santé. Simplement pour marcher, il lui fallait des forces physiques qu’il ne possédait déjà plus. Répondre aux invitations des synagogues était donc au-dessus de ses forces. Il ne s’est donc jamais rendu en ville, pas même une seule fois.

Un discours de deux heures, lors d’une circoncision

     A cette époque-là, il y eut une circoncision, chez l’un de nos amis proches. Celui-ci avait invité de nombreuses personnes, issues de milieux divers et variés. Il avait annoncé que mon mari serait l’invité d’honneur. Concrètement, les présents étaient, en effet, très nombreux, bien au-delà des invitations qui avaient été adressées. Il y avait, parmi eux, plusieurs érudits de la Torah, dans la mesure de ceux qui pouvaient alors se trouver dans cette ville. Il y avait également des Juifs qui ne respectaient pas les Mitsvot, des hommes instruits qui entretenaient un certain rapport avec le Judaïsme, des commerçants et même des fonctionnaires dans les administrations d’état, ce qui était l’activité de la plupart des habitants de cet endroit.

     Mon mari était alors déjà très faible, physiquement. Malgré cela, il a parlé pendant deux heures, sans s’interrompre. Ceux qui l’écoutaient n’arrivaient pas à comprendre comment un Rav, très pieux, se consacrant à sa religion, pouvait posséder des connaissances aussi vastes, dans tous les domaines. Il y avait là-bas deux mathématiciens qui lui ont posé des questions sur cette discipline. Selon leur propre témoignage, ils étaient ébahis par ses réponses.

     Bien entendu, les propos de mon mari portaient essentiellement sur la ‘Hassidout. Il y avait là-bas quelques ‘Hassidim et l’un d’entre eux lui demanda de donner des explications plus clairement applicables au service de D.ieu et de réduire celles qui portaient sur les notions théoriques de la ‘Hassidout.

Ceux qui buvaient ses paroles

     A certaines époques, quelques-uns s’opposaient à la manière qu’avait mon mari de commenter la ‘Hassidout. Ceux-là considéraient qu’il faisait trop clairement référence à la Kabbala. D’autres disaient que ses propos étaient trop théoriques. Pour ma part, je ne suis pas experte en ces notions, mais j’ai vu ces personnes venir le consulter, prêtes à lui présenter un nombre incalculable de requêtes.

     Pour la plupart, ces personnes n’avaient pas l’effronterie de critiquer son approche de l’étude, par elle-même, mais certains, certes très peu nombreux, considéraient, pour une certaine raison, c’est, en tout cas ce qu’il m’a semblé, que, pour des raisons de ‘Hassidout et du fait de l’autorité dont mon mari jouissait auprès de la communauté, il était de leur devoir de lui faire des reproches.

     Ceux-là arrivaient donc avec ce qu’ils pensaient être des éléments leur permettant de développer leurs arguments et ils les présentaient, en introduction à leurs propos. Mais, cela ne durait qu’une minute. Tout de suite après cela, ils se soumettaient totalement à lui et ils n’avaient plus de mots à la bouche, comme on dit. Quand ils repartaient, ils n’étaient plus les mêmes qu’à leur arrivée. Et, dès le lendemain, ils revenaient encore, humbles et soumis.

     Ceux-là venaient toujours voir mon mari avec de nouvelles questions, mais ils n’écoutaient pas ses paroles, ils buvaient, à proprement parler, les explications qu’il leur donnait et ils s’exclamaient presque toujours, à voix haute et d’une curieuse façon : « Ah ! Ah ! ».

     C’est très précisément ce qui s’était passé, cette fois-là, lors de la réunion à l’occasion de cette circoncision. Deux cent personnes étaient présentes, appartenant à des catégories diverses et variées de la population. Les plus riches parmi les commerçants manifestèrent leur surprise : comment pouvait-on se permettre de formuler des remarques à un tel homme, alors qu’il faisait un « discours », selon leur propre terme ?

Ses multiples accomplissements

     Dans son action communautaire, mon mari a presque toujours adopté une attitude qui lui était propre. Dans un premier temps, il avait des opposants, mais, peu à peu, le temps aidant, tous s’unifiaient à lui(172) et ils accédaient à ses requêtes, avec le plus profond respect.

     Durant les dernières années, sous le régime soviétique, alors que la rue juive, selon l’expression que l’on employait là-bas, à l’époque, était déjà dépourvue de toute vitalité et, notamment, pour tout ce qui concerne les pratiques religieuses, qui étaient formellement interdites, mon mari parvint à cumuler, avec succès, de multiples accomplissements.

     Certains de ces accomplissements restaient confidentiels, alors que d’autres étaient bien connus. Mon mari réalisait tout cela avec une approche « prolétaire »(173). Et, ceux qui avaient pour mission de le déranger et de faire en sorte que ses projets n’aboutissent pas fermaient les yeux sur tout cela.

Les ‘Hassidim et leurs opposants : les ‘Hassidim n’ont pas le monopole du Rav

     A Alma Ata, dans le quartier où nous résidions, il y avait un rassemblement significatif de Juifs qui avait loué une maison à un Kazakh, afin d’y organiser les prières publiques. Nous nous y rendions, le Chabbat et les jours de semaine. De façon générale, les présents étaient âgés. C’est uniquement pendant les fêtes et lorsque le Chabbat était un jour férié, par exemple pendant les jours d’octobre qui commémoraient la révolution(174) ou le 1er mai(175) ou encore à d’autres de ces nouvelles fêtes, que des jeunes venaient également prier, furtivement, à la synagogue.

     Parmi ceux qui venaient prier, certains n’étaient pas des ‘Hassidim, d’autres étaient des ‘Hassidim ‘Habad et il y avait une controverse entre eux, comme ce fut le cas entre l’Admour Hazaken et le Gaon de Vilna, si l’on peut se permettre cette comparaison.

     Le Chabbat précédant le 2 Nissan(176), le secrétaire de la synagogue annonça que, ce jour-là, on appellerait à la Torah uniquement des ‘Hassidim de Loubavitch(177). Bien entendu, certains s’opposèrent aussitôt à cette annonce. De façon générale, les relations entre les deux groupes étaient très peu amicales. Et, de temps à autre, la controverse s’aggravait.

     Quand il a été question de l’arrivée de mon mari dans la ville, les ‘Hassidim ont investi toutes leurs forces pour s’assurer que sa venue reste confidentielle, à cause du groupe adverse. Mais, le Chabbat, à la synagogue, ils ont remarqué la présence de mon mari et, bien évidemment, ils sont allés vers lui pour faire sa connaissance.

     Certains d’entre eux appréciaient les érudits de la Torah. Ceux-là dirent aux ‘Hassidim qu’ils avaient entendu parler, eux aussi de Schneerson et qu’ils étaient intéressés, eux aussi, à entretenir une relation avec lui. Pourquoi donc le groupe des ‘Hassidim se réservait-il le monopole du Rav, empêchant les autres de l’approcher ?

Notes

(171) Selon l’expression de la Michna, dans les Pirkeï Avot.

(172) Comme le texte l’indiquait déjà au préalable.

(173) C’est-à-dire en faisant passer tous les bénéficiaires de ces actions pour des ouvriers et des personnes démunies.

(174) La révolution bolchévique d’octobre 1917.

(175) La fête du travail en Russie soviétique.

(176) Date de la Hilloula du Rabbi Rachab. Il est de coutume d’être appelé à la Torah, durant le Chabbat qui précède l’anniversaire d’un décès.

(177) On verra, à ce propos, la lettre du Rabbi Rayats, datée du 5 Adar Richon 5681, dans ses Iguerot Kodech, tome 1, à la page 141, qui dit : « Le Chabbat précédant le 2 Nissan, on s’efforcera de monter à la Torah ».