Je n’avais que dix huit ans quand je fus enrôlé dans Tsahal, l’armée de défense d’Israël. Ce fut un véritable changement, du chaud cocon familial à la discipline de fer de l’entraînement militaire, en l’espace de quelques mois. Je fus affecté à la brigade Golani des lanceurs de mortier et nous avons été déployés sur le champ de bataille, juste quelques semaines avant que n’éclate la Guerre des Six Jours en 1967.
Je ne venais pas d’une famille particulièrement pratiquante mais mon père m’avait donné une carte avec la prière du Soldat. Tandis que nous prenions position cette première nuit non loin du champ de bataille, le silence était pesant. C’était pour chacun de nous le premier combat et nous savions que nous risquions notre vie.
Instinctivement, je pris la carte dans ma poche. Bien que je n’aie jamais vraiment réfléchi à la question de l’existence de D.ieu, je lus cette prière avec attention, demandant à D.ieu de m’épargner et de me protéger. Quand j’eus fini, je levai les yeux, tous mes camarades me demandèrent ce que j’avais fait et, avant que je puisse comprendre ce qui se passait, ils firent la queue pour avoir la permission de lire eux aussi cette courte prière qu’ils lisaient avec une ferveur et une concentration remarquables. Eux aussi n’avaient reçu apparemment aucune éducation religieuse, ils venaient de tous les milieux mais avaient ressenti un réconfort certain dans cette minute de relation avec D.ieu.
L’ennemi opérait de haut et bénéficiait d’une bien meilleure position stratégique que nous. Situés sur les hauteurs du Golan, ils pouvaient à loisir nous viser dans la vallée à leurs pieds et, en même temps, se réfugier derrière l’abri naturel que constituaient les monticules rocheux. Nous ne pouvions pas riposter directement sur eux puisque nos projectiles étaient arrêtés par les rochers. C’est en cela que les mortiers présentent un avantage : les canons propulsent les munitions dans une trajectoire haute, au-dessus de tous les obstacles et s’écrasent sur les positions de l’adversaire.
Notre tâche était harassante et dangereuse. Nous avions été préparés au combat de corps à corps, au lancement des mortiers et au calcul de l’angle exact nécessaire pour un résultat optimal. De plus, nous devions ne pas perdre de vue les véhicules sur lesquels étaient montés les canons. Il était impossible d’opérer dans la journée puisque nos ennemis nous auraient facilement repérés. Nous devions agir de nuit, tirer et immédiatement nous redéployer avec notre équipement lourd en moins d’une demi-heure, avant que l’ennemi ne puisse nous localiser. Pourquoi une demi-heure ? Parce que les Syriens utilisaient du matériel soviétique auquel ils n’avaient pas encore été formés. Leurs mouvements étaient dictés par les Russes qui se faisaient traduire en arabe, ce qui retardait leur capacité de réaction, heureusement pour nous.
Le plus courageux d’entre nous était un officier de reconnaissance qui pilotait un petit avion au-dessus des hauteurs du Golan et qui nous envoyait des renseignements précis sur les mouvements de l’ennemi. Nous entendions les tirs dirigés contre son appareil mais sa voix restait calme tandis qu’il nous dictait ses instructions. Quand il atterrit, nous fûmes soulagés pour lui mais nous avons pu constater que le fuselage de son appareil avait été criblé d’impacts de balles. Les Syriens étaient des soldats désespérés mais désordonnés ; quand nous avons conquis le Golan, nous avons compris pourquoi : leurs commandants avaient quitté précipitamment le champ de bataille après avoir enchaîné leurs recrues à leurs postes !
Pour moi, cette bataille marqua un tournant dans ma vie. Je comparai les valeurs éternelles du peuple juif telles que le respect de la vie et la relation unique avec le Créateur à la façon d’agir de nos ennemis. J’eu aussi l’occasion de rencontrer les émissaires du mouvement Loubavitch qui bravèrent tous les dangers pour nous réconforter et nous encourager dans ces moments de tension. C’est ce qui m’amena finalement à me poser des questions sur le judaïsme et à découvrir la Torah.
Bien des années plus tard, je partis étudier en Californie, à l’université de Berkeley. J’y fréquentai le Beth ‘Habad et, un Chabbat, nous eûmes le privilège de rencontrer le célèbre ‘Hassid, Reb Mendel Futerfass qui était sorti d’Union Soviétique peu de temps auparavant après avoir purgé huit ans dans les terribles camps du Goulag. Il ne s’attendait pas à voir un étudiant israélien à Berkeley et, Chabbat après midi, souhaita s’entretenir avec moi de mon parcours. Quand je lui racontai mes expériences à l’armée, il me posa une question à brûle pourpoint : «Cette première nuit sur le champ de bataille, toi et tes camarades, vous étiez très angoissés. Comment avez-vous pu agir ? Comment étiez-vous capables d’exécuter les instructions avec toute la précision requise ?»
J’expliquai à Reb Mendel que c’était là tout le but de l’entraînement que nous avions subi. Les techniques de combat nous avaient été répétées tant de fois qu’elles étaient devenues notre seconde nature, nous nous sentions capables de combattre même quand nous étions en train de dormir ! C’est grâce à cet entraînement intensif que nous pouvions agir dans la confusion du champ de bataille, même quand nous étions privés de nourriture et de sommeil, même quand nos camarades étaient touchés et ne se relevaient pas. Nous avions été embrigadés pour combattre même quand les conditions mentales ou émotionnelles n’étaient pas réunies.
Reb Mendel réfléchit : «Tu m’as enseigné une leçon inestimable. L’essentiel du judaïsme semble être un entraînement : nous prions trois fois par jour, exactement les mêmes mots. Nous célébrons Chabbat chaque semaine, toujours de la même façon et chaque fête comme l’année dernière et comme l’année prochaine. Pourquoi ?
Tu viens de me donner la réponse ! Nous répétons des gestes ancestraux, encore et encore, afin d’être prêts pour les moments de tension où «nous ne sommes pas là», où nous avons des doutes, où nous traversons des périodes difficiles. Sans cet entraînement, nous pourrions paniquer dans ces moments de bataille spirituelle, peut-être pour ne jamais émerger à nouveau. Mais notre entraînement constant nous protège et nous permet de rester fidèles au poste, même quand nous mettons en doute son utilité. C’est grâce à l’éducation juive que nous pourrons survivre jusqu’à l’avènement de temps meilleurs ! »

Itshak Shlomo – L’Chaim n°1209
traduit par Feiga Lubecki