Mes parents n’avaient pas été déportés eux-mêmes mais avaient perdu tous les membres de leurs familles pendant la Shoah. Ils se rencontrèrent après la guerre, se marièrent à Vienne où je suis né en 1951. Mais craignant la résurgence de l’antisémitisme, ils émigrèrent aux États-Unis.

En 1967, ma mère qui n’avait que 42 ans, découvrit qu’elle était atteinte d’une grave maladie – incurable à l’époque. Comme j’étais plutôt indiscipliné, elle suggéra que je passe une année dans une Yechiva en Israël afin que je me calme. J’aurais fait n’importe quoi pour ma mère et j’acceptai. Je me suis donc retrouvé à Keren BeYavné où j’étudiais intensément le Moussar (l’éthique, présentée dans les écrits de Rav Eliahou Dessler). Je fus pris en amitié par le directeur de la Yechiva, Rav ‘Haïm Goldvitcht et, par la suite, quand il se rendait aux États-Unis, je me proposais à chaque fois pour devenir son chauffeur personnel.

Un jour, en 1969, il me téléphona pour me demander si je pouvais l’accompagner à un rendez-vous avec le Rabbi de Loubavitch. « Bien sûr ! » répondis-je comme à l’accoutumée. « A quelle heure ? » continuai-je innocemment. Je dois avouer que quand il répondit : « Deux heures du matin ! », j’ai ravalé ma salive d’étonnement mais, puisque j’avais promis, je m’exécutai. Quand nous sommes arrivés devant le 770 Eastern Parkway, il entra dans le bureau tandis que je l’attendais à l’extérieur.

Ma mère était de plus en plus malade. Un des médecins proposait de tenter une opération tandis qu’un autre préconisait de fortes séances de radiothérapie. Tous deux se montraient très pessimistes. Toute la famille était bouleversée et ni mon père ni ma mère n’étaient en mesure de prendre une décision aussi cruciale. Je me dis que je pouvais peut-être profiter de l’entrevue de Rav Goldvitcht pour demander un conseil au Rabbi. Quand mon Rav sortit du bureau, je me faufilai et demandai au Rabbi si je pouvais lui parler moi aussi. Il était 3 heures trente du matin et je pensais qu’il répondrait : « Je suis maintenant fatigué, demandez un rendez-vous à mon secrétaire ! » mais, bien au contraire, il me fit entrer dans son bureau.

Je dois préciser que mon père avait déjà demandé une bénédiction à un autre Rabbi ‘hassidique : celui-ci avait recommandé de changer le prénom de ma mère et nous avait donné une liste de Tehilim (Psaumes) à réciter. Je supposais que le Rabbi me donnerait le même genre de directives. Ce ne fut pas le cas. Il commença par me demander comment je m’appelais, où j’habitais et quelle était la situation médicale exacte de ma mère. Il s’avéra qu’il connaissait les médecins qui la soignaient et, quand il entendit leurs sombres pronostics, il se montra très en phase avec ma peine et m’aida à me préparer au pire. Il ne chercha pas à me consoler en prédisant un miracle éventuel et, justement à cause de son réalisme, il parvint à capturer mon cœur. A ce moment, je réalisai qu’il était certainement l’homme le plus intelligent sur terre. A la fin de l’entrevue, il me demanda : « Je vous en prie ! Tenez-moi informé de ce qui va arriver ! ». Je n’avais que dix-huit ans et, du haut de ma ‘Houtspa bien américaine, je rétorquai instinctivement : « Vous me dites cela par politesse ? Ou souhaitez-vous réellement entendre de mes nouvelles ? ». Et il me répondit : « Je ne dirai jamais quelque chose que je ne ressens pas ! ».

En sortant, bien que le Rabbi m’ait fait comprendre que je devais me préparer pour le pire, je ne me sentis pas triste. Au contraire : j’avais l’impression qu’un lourd fardeau avait été retiré de mes épaules. Comme si le Rabbi m’avait annoncé : « Quoi qu’il arrive, cela sera pour le bien ! ». Le résultat fut que je pus aider ma mère à choisir le traitement qui l’aiderait à garder une certaine qualité de vie au lieu de la tourmenter physiquement alors qu’il n’y avait pas de chance réelle de succès. Elle décida de rejeter les deux options qu’on lui avait proposées et de se contenter de soins palliatifs qui lui permirent de vivre au mieux le peu de temps qui lui restait. Elle vécut relativement sereinement deux mois puis tomba dans le coma dont elle ne se réveilla pas.

Après son décès, je retournai voir le Rabbi pour discuter d’autres problèmes. Je ressentais que je pouvais avoir confiance en lui. Je pouvais lui avouer : « Rabbi ! Je suis en crise, je ne crois plus vraiment en D.ieu ! J’aime le judaïsme, j’aime beaucoup certains rituels mais ils ne sont pas partie intégrante de ma vie ! ». A chaque fois, les réponses du Rabbi étaient absolument profondes et incroyables – taillées pour moi sur mesure.

Un jour, il me demanda : « Gardez-vous la cacherout ? Mettez-vous les Téfilines ? Respectez-vous le Chabbat ? ». Je répondis honnêtement : « Non ! ». Il continua, sans paraître offusqué par ma franchise : « Si je vous demande quelque chose sans condition préalable, me promettrez-vous de l’accomplir ? ». Confiant, je déclarai : « Oui ! Vous pouvez me demander ce que vous voulez, je l’accomplirai ! ». Il me regarda droit dans les yeux et demanda : « Accepterez-vous, vous et votre épouse, d’allumer les bougies de Chabbat chaque vendredi soir ? ». J’acceptai.

Et, à partir de ce jour, nous n’avons jamais raté une seule fois l’allumage des bougies de Chabbat. Le vendredi soir devint sacrosaint pour toute la famille. Quand nos enfants étaient adolescents, ils ne se rendaient à aucune sortie le vendredi soir. Bien que mon travail au laboratoire pour développer de nouveaux médicaments soit très prenant, j’ai toujours réussi à rentrer à l’heure à la maison le vendredi soir.

Allumer les bougies de Chabbat à l’heure requise peut sembler être une Mitsva très simple mais, pour notre famille, ce fut un changement radical. Les repas de Chabbat devinrent spéciaux, ouvrir notre maison pour des invités le Chabbat devint évident et toute l’atmosphère devint différente.

Pour moi, tel fut le génie du Rabbi : s’il m’avait demandé de devenir pratiquant à 100 %, j’aurais pu essayer mais cela n’aurait pas duré. Avec cette unique Mitsva, il a maintenu notre famille dans le chemin du judaïsme et mes filles l’ont aussi incorporé pleinement dans leurs vies.

Professeur Charles Samuel Ramat – Neurotrop BioScience - JEM

Traduit par Feiga Lubecki