Chaque garçon juif se souvient de sa fête de Bar Mitsva mais la mienne, c’est sûr que je ne l’oublierai pas !
Nous habitions à Samarkand en compagnie d’autres familles ‘hassidiques qui y avaient trouvé refuge. Là aussi, les communistes surveillaient toutes les activités religieuses juives.
Ils permettaient aux Juifs de prier dans la synagogue mais interdisaient toute réunion dans lesquelles se permettraient de parler des Rabbanim ou autres personnalités : toute activité de ce genre était considérée comme contre-révolutionnaire.
Dans la synagogue, chacun savait qu’il ne fallait pas prononcer un mot de trop, non seulement par respect pour la sainteté de l’endroit mais parce qu’il s’y trouvait des «rapporteurs», pour ne pas dire des dénonciateurs et qu’on devait se méfier : c’était des Juifs que les autorités obligeaient à «travailler» à leur service et qui devaient raconter ce qu’ils avaient vu et entendu et qui pouvait «nuire aux intérêts de l’état».
Nous avions partagé entre nous ce genre d’informateurs en deux sortes : les «justes» et les «méchants». Le «juste» était celui qui ne se cachait pas et chacun devait simplement se méfier afin que le «juste» puisse raconter à ses supérieurs que tout se passait bien. Par contre, le «méchant» dissimulait ses intentions et tentait de se faire passer pour l’un d’entre nous afin de mieux nous surprendre.
‘Haïm T. était considéré comme un «informateur juste». Il venait à chaque événement, mangeait un peu, trinquait «Le’haïm – à la vie» sur un petit verre de vodka puis s’en allait.
Alors qu’approchait la date de ma Bar Mitsva, en Sivan 1959, mes parents décidèrent que je serais appelé à la Torah et que je lirais la Haftara dans la «Grande Synagogue» (officielle) puis qu’on se réunirait pour le repas de fête dans l’une des maisons.
Mon grand-père, Rav Yeha’hmiel, de mémoire bénie, avait choisi pour moi un «Maamar», un discours ‘hassidique, de l’un de nos Rabbis et je l’avais appris par cœur, selon la tradition, afin de le répéter lors du repas. La Haftara, ce fut mon père qui me l’enseigna.
Une semaine avant ma propre Bar Mitsva, devait se dérouler celle de mon meilleur ami, Aharon Makovitchki. Pour moi, cela représentait une sorte de «répétition générale».
Au début, tout se passa comme prévu. Après la prière, les fidèles se rassemblèrent dans la maison de ses parents pour le «Kiddouch» et le repas de fête. ‘Haïm T. suivit «la foule», comme à son habitude mais cette fois-ci – allez savoir pourquoi – il ne quitta pas sa chaise.
Les fidèles commencèrent à perdre patience. Parmi eux se trouvait un invité prestigieux venu spécialement de Moscou, Rav Moshé Katzenlbogen, un érudit exceptionnel. Il avait déjà séjourné de longues années dans les divers camps de travaux forcés du Goulag pour ses activités «contre-révolutionnaires». Il avait déjà bien souffert pour son activisme en faveur du judaïsme et il ne craignait plus rien.
Quand il comprit que la véritable réunion hassidique ne pourrait pas commencer tant que ‘Haïm T. s’attarderait sur place, il se leva, monta au premier étage, prit un seau d’eau, se plaça exactement devant la fenêtre sous laquelle était assis ‘Haïm T. et… versa le seau !
Indigné et… mouillé, ‘Haïm se leva d’un bond. Il sortit de sa poche sa carte du parti, l’agita d’un air menaçant devant tous les convives en annonçant qu’il ne se laisserait pas faire et qu’il informerait dès le lendemain les autorités de la tenue de cette assemblée sioniste et contre-révolutionnaire…
Il ajouta que tous les participants à cette Bar Mitsva méritaient d’être envoyés en Sibérie. Puis il sortit, furieux, en claquant toutes les portes. Il était évident que ‘Haïm T. transmettrait son rapport et qu’une vigilance accrue devenait nécessaire. Devant les circonstances, mes parents décidèrent que je serais appelé à la Torah et à la lecture de la Haftara dans un petit oratoire clandestin, dans la maison de la famille Mishulovin.
Au «festin», mes camarades de classe ne pourraient pas assister car les autorités interdisaient aux enfants d’assister à des réunions «problématiques» ; le nombre d’invités serait aussi très réduit.
C’est ainsi que nous avons procédé. Je suis monté à la Torah dans cet oratoire clandestin. Puis nous avons fêté l’événement en famille.
Un jour de semaine, ma mère et ma sœur préparèrent le «festin» et, à vélo, nous avons apporté les plats dans la maison des Mishulovin. Les hommes étaient assis dans une pièce, les femmes dans l’appartement voisin des Hankine.
Mais malgré tout, il régna une ambiance extraordinaire. Je répétai le Maamar ‘hassidique plusieurs fois, car les invités arrivèrent par petits groupes et désiraient se rafraîchir l’esprit avec les sources vives de la ‘Hassidout. Puis, au fur et à mesure que l’atmosphère se «réchauffait», les convives enlevèrent leurs chaussures afin de pouvoir danser sans alerter les voisins…
Ce fut une Bar Mitsva simple, sans photographe ni traiteur, mais elle est restée profondément gravée dans mon cœur et mon esprit.

Rav Betzalel Schiff – Jérusalem
Si’hat Hachavoua n°1255
traduit par Feiga Lubecki