Lettre n° 9083
[6 Chevat 5726]
Voici ce qu’il faut comprendre(1) : il est exact qu’il ne s’agit pas d’une décision de la Torah. Malgré cela, la mort du bœuf peut être déduite de celle des propriétaires(2), bien que l’on ne puisse pas établir une comparaison entre une perte financière et un crime(3). Et, l’explication de tout cela est si évidente que non seulement la Guemara, mais aussi les commentaires de Rachi et des Tossafot, n’ont pas jugé utile de la préciser. On peut avancer, très simplement, que cette explication est une déduction immédiate faite du verset lui-même, lequel indique, comme si cela formait un tout indissociable, que : “ le bœuf sera lapidé et ses propriétaires mourront également ”(4). De la sorte, le jugement portant sur le bœuf ne concerne pas uniquement une perte financière, comme c’est le cas dans tous les autres passages de la Torah. En l’occurrence, en effet, “ ses propriétaires mourront également ” par une intervention du Tribunal céleste, comme le dit le traité Ketouvot(5), qui est cité comme une évidence par les Tossafot, commentant le traité Sanhédrin 15b en ces termes : “ Dans ce passage également, il sera condamné à mort par le Tribunal céleste, s’il ne paie pas le rachat ”.
On peut apporter une précision, à ce sujet. La punition du propriétaire peut être justifiée de deux façons :
A) Lui, le propriétaire(6) a mal gardé son bœuf qui, de ce fait, a tué quelqu’un. En la matière, il n’y a donc pas de rachat.
B) Ou encore, c’est le bœuf, dont la valeur financière(6) appartient au propriétaire, qui est à l’origine du crime.
Selon la première explication, on peut dire que la faute du propriétaire et le crime commis, de ce fait, par le bœuf, sont deux événements successifs, ayant entre eux une relation de cause à effet. D’après la seconde interprétation, en revanche, c’est lorsque(6) le bœuf tue que son maître commet alors(6) une faute, au même titre que la cour d’un homme est considéré comme l’extension de sa main(7). Et, cette distinction a bien une incidence sur la Hala’ha, dans le cas de l’homme qui vend son bœuf à la condition que la transaction prenne un effet immédiat ou, en tout état de cause avant sa mise à mort, si ce bœuf tue. Les termes de la Guemara, au traité Sanhédrin 15b, sont : “ Tu ne le tueras pas pour le crime de son bœuf ”. Ils peuvent être interprétés selon les deux manières :
A) A l’instant même du crime, la cause, ici le propriétaire(6), disparaît. Dès lors, il ne reste plus que le bœuf.
B) Ce crime est le fait exclusif(6) du bœuf (6)et le propriétaire intervient uniquement dans la mesure où ce bœuf lui appartient.
Selon la dernière explication, il est encore plus clair qu’il n’y a pas lieu, lors de la discussion, de faire une distinction entre le bœuf et ses propriétaires, puisque la faute de l’un et des autres se manifeste par une action unique(6).
On peut, toutefois, penser que la seconde explication est la plus acceptable, pour les raisons suivantes :
A) D’après la première explication, à quoi sert le verset précisant que, si le bœuf est Tam(8), le propriétaire du bœuf n’aura rien à se reprocher ? Et Rabbi Yehouda Ben Beteïra précise(9), à ce propos : “ Il n’aura rien à se reprocher devant le Tribunal céleste ”. Cela n’est-il pas une évidence ? Qu’aurait-il dû faire, dès lors que son bœuf est Tam ? Bien plus, on peut voir en cela la raison pour laquelle les autres Sages discutent l’avis de Rabbi Yehouda Ben Beteïra.
B) Le Gaon de Ragatchov précise, dans son Tsafnat Paanéa’h sur le traité Sanhédrin 15b : “ conformément à plusieurs autres passages du Talmud ”. Or, cette affirmation va à l’encontre de ce qui vient d’être dit. On peut donc penser que le Yerouchalmi contredit le Babli, lequel n’envisage pas une décision de la Torah, en la matière. Or, lui-même stipule bien, au chapitre 1, fin des paragraphes 1 et 2, que le bœuf est lapidé, dans ce cas, en vertu d’une décision de la Torah(6). Plus encore, le Pneï Moché, commentant le Yerouchalmi, précise, en outre, que la nécessité, en l’occurrence, de lui infliger la même peine qu’à ses propriétaires(6), la lapidation, découle également d’une décision du verset(6). Toutefois, je n’ai pas eu le mérite de comprendre cette explication du Pneï Moché, selon laquelle le point essentiel, une mise à mort identique pour tous, n’est pas même mentionnée par le Yerouchalmi. En outre, toujours d’après son explication, cette mise à mort du bœuf n’a pas même une valeur accessoire. En effet, en quoi cela importe-t-il pour la question qu’il pose ici ? De même, pourquoi parle-t-il de “ perte financière ”, s’il s’agissait seulement de lui infliger la même mort ? A mon humble avis, il faut donc comprendre ce passage du Yerouchalmi en fonction de son sens littéral. Le bœuf lapidé est uniquement une question de perte financière, de laquelle il est dit, dans toute la Torah : “ Il paiera de l’argent ”. Mais, en outre et selon une décision de la Torah, il a été ajouté que le bœuf, en ce cas précis, en plus de l’aspect financier(6) des choses pour celui qu’il concerne, sera également lapidé. Il n’y a donc pas lieu de distinguer le problème financier qui conduit à une lapidation de celui qui se règle par un remboursement. Ceci permet de comprendre la formulation suivante du Yerouchalmi : “ le bœuf lapidé est un problème purement(6) financier ”. C’est bien évident.
Il convient, en outre, de s’interroger sur le fait que cette décision de la Torah ne soit pas mentionnée par le Babli. On peut, toutefois, penser que celui-ci maintient ainsi, dans ce domaine, une position qu’il avait déjà adoptée dans une autre discussion. Selon le Babli, comme nous l’avons vu, les propriétaires sont mis à mort par une intervention du Tribunal céleste. Il en résulte que :
A) Cette question n’est pas purement(6) financière et, ici, elle s’applique également aux propriétaires.
B) Rabbi Eliézer(6) fait remarquer, dans le Yerouchalmi, que l’éventualité de donner de l’argent n’est pas même envisagée ici, puisque cet argent est la conséquence de la mise à mort ayant été prononcée par le Tribunal céleste. Mais, l’on peut penser que ce passage du Yerouchalmi adopte, en la matière, le principe selon lequel la Hala’ha peut modifier le verset(10), comme le dit le Adéret Elyahou sur la Parchat Michpatim, expliquant(6), au chapitre 1, paragraphe 2, que : “ ses propriétaires mourront également parce que le complice d’un assassin est lui-même un assassin. Il lui répondit : tu as repoussé avec un bâton(6)… ”. On demanda à Rabbi Eliézer s’il y avait eu, en l’occurrence, achat du bœuf et il répondit : “ la mort des propriétaires doit être infligée, à l’identique, au bœuf ”. De la sorte, on peut établir clairement qu’il ne s’agit pas du tout, dans ce cas, d’un crime et que le problème est envisagé sous un angle purement financier.
Cette analyse pourrait être largement approfondie, mais nous ne le ferons pas, dans ce cadre.
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On pourrait expliquer l’identité entre la mort du bœuf et celle des propriétaires, bien qu’il y ait, dans un cas, un problème financier et, dans l’autre, un crime, de la manière suivante :
A) Le Me’hilta et le Midrash Chemot Rabba, cité par le Ramban, dans son commentaire du verset Bechala’h 17, 3, considère qu’il existe aussi, à ce propos, une explication logique et qu’il ne s’agit donc pas d’une décision irrationnelle de la Torah. En effet, l’animal appartenant à un homme est sa vie(6). De fait, il s’agit bien là d’une Hala’ha et non uniquement d’un Midrash, comme le souligne le Choul’han Arou’h de l’Admour Hazaken, partie Ora’h ‘Haïm, chapitre 248, au paragraphe 13, qui se base sur l’avis du Maguen Avraham. Certes, différents points, concernant ce bœuf, ne correspondent pas aux lois du crime, mais cela importe peu, car le verset cité par la Me’hilta est : “ afin de tuer(6) mes troupeaux ”. Il s’agit donc bien, en l’occurrence, de la mort(6) du bœuf. Mais, cette interprétation n’est pas la bonne. Si elle l’était, les lois du crime auraient dû s’appliquer également au cas du bœuf qui a été confié à des gardiens, par exemple.
B) Selon le commentaire du Rachba sur le traité Baba Kama 112a, dans la mesure où ces propos sont interprétés d’après leur sens littéral, comme l’indique la lettre ci-jointe, si, en outre, on dit que la mort du bœuf, par elle-même(6), est considérée comme celle de ses propriétaires, sans envisager que celui-ci soit la vie du propriétaire, comme l’avance le Me’hilta, on obtient ici une décision de la Torah tout à fait particulière, dont on ne retrouve l’équivalent nulle part ailleurs. Et, l’on est incapable de justifier que seul(6) ce cas du bœuf lapidé se distingue des dix situations de crime qui sont mentionnées par le traité Sanhédrin 36b. Bien plus, on doit, en outre, s’interroger sur le commentaire de Rachi, à cette référence, qui précise : “ On déduit de la comparaison l’aspect essentiel de ce cas et ce qui est son commencement. En effet, pourquoi devrions-nous avoir pitié de ce bœuf ? ”. Or, une telle analyse rationnelle peut être faite pour un raisonnement logique, mais non pour une décision de la Torah, surtout celle qui vient d’être décrite, puisqu’elle va à l’encontre de la logique. C’est pour cela que j’ai défini la mise à mort du bœuf comme une affaire de crime, ce qui explique que “ ses propriétaires mourront également ”, mais non de son fait, comme je vous l’avais alors précisé. C’est, en outre, de cette façon qu’il faut interpréter le commentaire du Rachba.
Notes
(1) Cette lettre, publiée dans le Likouteï Si’hot, tome 6, à la page 239 est la réponse du Rabbi au Rav Na’houm Zevin, qui lui posait la question suivante : “ Comment dire, selon la formulation du traité Sanhédrin 2a, que le bœuf doit mourir de la même façon que ses propriétaires ? En effet, la mort du bœuf n’est qu’une perte financière, alors que, pour les propriétaires, il s’agit bien d’un crime. En outre, Rachi ne précise pas que l’identité entre la mort du bœuf et celle des propriétaires est une décision irrationnelle de la Torah ”.
(2) Lorsque le bœuf a tué un homme, son propriétaire l’ayant mal gardé.
(3) Selon un principe établi par ailleurs.
(4) Michpatim 21, 29.
(5) 37b. Voir le commentaire de Rachi et celui des Tossafot. Ceci est cité dans le commentaire de Rachi sur la Torah.
(6) Le Rabbi souligne les mots : “ propriétaire ”, “ valeur financière ”, “ lorsque ”, “ alors ”, “propriétaire”, “bœuf”, “exclusive”, “unique”, “en vertu d’une décision de la Torah”, “la même peine qu’à ses propriétaires”, “décision du verset”, “l’aspect financier”, “ purement ”, “purement”, “Rabbi Eliézer”, “expliquant”, “bâton”, “sa vie”, “afin de tuer”, “mort”, “par elle-même” et “seul”.
(7) Les deux événements sont alors simultanés.
(8) S’il n’est pas réputé violent.
(9) Dans le Me’hilta, sur le verset Michpatim 21, 28.
(10) Selon le traité Sotta 16a et dans le commentaire de Rachi.