A la fin du mois de Kislev, j’ai reçu un courrier émanant de l’un des départements du N.K.V.D. C’était une convocation pour un certain lundi, à neuf heures du matin. Après tous mes efforts et les quelques promesses qui m’avaient été données par d’importantes personnalités des sphères gouvernementales, de même qu’après avoir eu connaissance de quelques rapports internes, établis dans les lieux en lesquels mon mari était détenu, qui m’avaient été communiqués, j’ai obtenu des nouvelles par des personnes qui l’ont vu, de même que plusieurs autres indications. Sur la base de tout cela, j’ai voulu croire qu’ils allaient me signifier sa libération.

Comme d’habitude, je suis arrivée à l’heure. J’ai apporté mon passeport, je l’ai déposé à l’office central et l’on m’a ensuite donné l’autorisation d’entrer. J’imaginais que, n’ayant pas vu mon mari pendant neuf longs mois et après avoir vécu des situations réellement traumatisantes, ils allaient enfin me permettre de le rencontrer. Au lieu de cela, ils m’ont ôté mon laissez-passer et m’ont enfermé dans une pièce. J’étais totalement livrée à eux.

Après une heure d’attente, ils m’ont conduit dans une pièce où quatre hommes étaient assis. Tous portaient l’uniforme militaire. L’un d’entre eux, le plus âgé, comme je l’ai appris par la suite, était chargé de la déportation des prisonniers de cette région. Ces hommes m’ont informé que mon mari avait été jugé, à Moscou et condamné à cinq années d’exil en Asie centrale(56).

J’ai demandé :

«Comment un homme de son âge, faible de surcroît, serait-il en mesure de supporter tout cela ? ».

Ils m’ont répondu :

«Dans le lieu où il sera exilé, les conditions sont très bonnes. Votre mari restera un citoyen normal, comme il l’était au préalable. Il lui est uniquement demandé de changer son lieu de résidence. En outre, il conservera même son droit de vote. Tout ce qu’il vous reste à faire est de préparer ce qu’il vous demande pour le voyage».

L’un des membres de ce comité était un Juif et c’est lui qui était chargé de me transmettre ce que mon mari me demandait. Il me confia aussitôt qu’il avait fréquenté le ‘Héder, étant enfant et qu’il savait donc ce qu’étaient tous les objets figurant dans la liste établie par Lévik Zalmanovitch, son Talith, ses Tefillin, un Sidour, un livre de Tehilim, les cinq livres du ‘Houmach en un volume.

Il y avait uniquement un objet qui ne lui était pas familier. C’était ce qui est appelé un Tanya. Il indiqua :

«Je n’en ai jamais entendu parler, jusqu’à ce jour».

Mon mari m’a également demandé un Gartel(57). L’homme ajouta :

«Lorsque la date de sa déportation sera confirmée, vous apporterez ces objets dans la cour de la prison, où on les prendra en charge».

Après avoir reçu ces informations, j’ai effectivement été autorisée à rencontrer mon mari et à lui dire au revoir, avant son départ pour l’exil. Une date fut ensuite fixée pour cette rencontre.

La première rencontre

Le groupe de mon mari était constitué de quatre personnes. Il y avait le Rav, deux Cho’hatim et le bedeau de la synagogue dans laquelle il priait. Au jour dit, j’ai apporté un colis de nourriture qu’ils m’avaient autorisé à lui transmettre, afin de raffermir son état de santé. Pour ne pas m’y rendre seule, je me suis fait accompagner par un jeune homme, qui était l’un de nos bons amis(58). Il était le fils d’un Rabbi de Pologne et il avait fait ses études en même temps que nos enfants.

Au cours de notre rencontre, nous nous sommes vu uniquement à travers un grillage de fer. Un gardien de prison, en uniforme et armé, se tenait à proximité, pour s’assurer que nous parlions uniquement le russe.

Le changement subi par le visage de mon mari, durant ces dix mois, était au-delà de ce que les mots peuvent décrire. La première question qu’il m’a posée, en me voyant, a été la suivante :

«D.ieu merci, nous nous rencontrons enfin. Peux-tu me dire combien de jours compte le Roch ‘Hodech Kislev, cette année, un ou deux ? Je dois le savoir pour ‘Hanouka(59).»

Notre rencontre ne dura que quelques minutes, durant lesquelles le gardien trouva le moyen de hurler, à trois reprises :

«Parlez en russe !».

Mon mari était très nerveux et, quand nous nous sommes dit au revoir, il m’a demandé pardon, en versant des larmes. Il n’imaginait même pas qu’il pourrait survivre à ce voyage. Je lui ai laissé le colis, j’ai pris congé de lui et je suis rentrée à la maison. Puis, j’ai commencé à courir, d’un endroit à un autre, pour découvrir la date à laquelle mon mari partirait en exil.

Notes

(56) On verra, à ce propos, la note 2, rapportant les propos de Rabbi Lévi Its’hak, à ce sujet : «J’ai été condamné à cinq ans d’exil, depuis le 9 Nissan 5699, jusqu’au 15 Chevat 5705. Mon dossier a été transmis au tribunal du N.K.V.D. d’U.R.S.S. C’est lui qui a prononcé ma condamnation à ces cinq années d’exil ».

(57) Une ceinture de prière.

(58) Il s’agit du Rav Landman. On verra, à son propos, le Séfer Toledot Lévi Its’hak, tome 2, à la page 583.

(59) On verra, à ce sujet, la fin du paragraphe : «Un Yom Kippour inoubliable» et la note 50.

Le voyage à Kharkov

Je me suis rendue dans les bureaux officiels, en charge de ces dossiers, mais le véritable travail consistait à retrouver, discrètement, des parents de ceux qui géraient les convois de prisonniers, par exemple le beau-père du procureur ou la tante du médecin de la prison, afin d’obtenir des informations par leur intermédiaire. Tous me promirent qu’ils m’aideraient, mais, lorsque j’ai contacté l’administrateur des déportations, il m’a assuré que mon mari ne figurait pas dans la liste des prisonniers qui devaient être transférés.

Le lendemain, j’ai reçu une carte postale de mon mari, postée à Kharkov, dans laquelle il me disait qu’il était détenu dans une prison de transit, dont il me précisa l’adresse. Dès que j’ai appris où il se trouvait, j’ai décidé de me rendre dans cet endroit. Cette année-là, le froid était terrible et les grandes tempêtes de neige étaient encore plus difficiles à supporter. Il était impossible de savoir quand un train qui avait été programmé partirait ou bien quand il arriverait.

A minuit, dès que j’ai pris la décision de me rendre à Kharkov, je me suis procuré un poulet. Pour le conduire chez le Cho’het, il fallait gravir une pente, à pied, pendant plusieurs kilomètres, alors que l’on glissait sans cesse. Malgré cela, j’ai fait tout le nécessaire.

Au matin, quelques amis proches, qui fréquentaient régulièrement notre maison, sont venus chez nous pour me convaincre de ne faire ce voyage à aucun prix. Ils m’ont expliqué qu’en tout état de cause, je ne pourrais pas voir mon mari. Cependant, je ne pouvais même pas envisager cette idée et j’ai aussitôt commencé à rechercher un moyen de me procurer un billet de train.

Il était impossible d’acheter un billet de train pour voyager le jour même. Il était nécessaire de le réserver quelques jours à l’avance. Malgré cela, au prix d’un immense effort, un billet m’a été apporté, chez moi, à treize heures, pour un train qui devait partir, le jour même, à quinze heures. Je devais arriver à Kharkov à vingt-trois heures.

Ce voyage ne fut pas facile du tout, car je ne connaissais absolument pas cette ville. Mendel Rabinovitch(60), l’un de nos bons amis, a prévenu son frère Hirsch(61), par télégramme, de mon arrivée, afin qu’il vienne m’attendre. A cause d’une lourde tempête de neige, le train est arrivé avec quatre heures de retard.

Je suis donc parvenue à Kharkov à trois heures du matin et Hirsch m’attendait à la gare. Il faisait nuit noire et le froid était effrayant. Le fiacre n’était pas chauffé. Hirsch m’a conduit chez lui. On s’assura que la propriétaire de la maison et la voisine qui logeait chez lui ne remarquent pas ma venue. J’ai donc été placée dans une pièce qui se trouvait de côté, près d’une petite cheminée brûlante. On m’a servi un thé chaud et je me suis quelque peu réchauffée.

Dès sept heures du matin, je me suis mise au travail. Après de multiples efforts concertés et en mettant à contribution nos relations locales, nous avons obtenu un accord pour qu’un avocat rende visite à mon mari, dans sa cellule, dans l’espoir qu’il parviendrait, au moins jusqu’à un certain point, à améliorer ses conditions de détention. Après avoir placé soixante-quinze euros dans la bourse du procureur, celui-ci autorisa la visite.

Très vite, j’ai appris que ce groupe de détenus passait sa dernière journée dans cet endroit et que la déportation était prévue pour le jour même. Il était très difficile de se procurer des denrées alimentaires, à Kharkov. Rabinovitch préleva donc du sucre et un peu de beurre, dans son buffet et il me les donna pour mon mari.

J’ai appris également qu’ils acceptaient que l’on apporte du savon et des cigarettes aux prisonniers. Mon mari m’en avait demandé, à plusieurs reprises, mais, à Dniepropetrovsk, ils avaient toujours rejeté mes requêtes de pouvoir lui apporter des cigarettes. Je suis ainsi parvenue à procurer à mon mari littéralement tout ce que j’avais pu trouver, pour son voyage. J’ai passé la journée à courir d’un endroit à l’autre, mais j’ai réuni tout cela.

Lorsque tout était prêt, je me suis rendue à la prison, avec Hirsch. Comme à l’accoutumée, celle-ci était assez éloignée de la ville. A quinze heures, après avoir glissé et être tombée trois fois, nous sommes arrivés à la prison.

Nous avons rencontré cet avocat, qui m’a affirmé qu’il s’était arrangé pour que Lévik Zalmanovitch soit examiné par un médecin, afin de déterminer s’il avait la force d’être déporté, dans ce convoi de prisonniers, avec les autres détenus. Mais, le médecin avait conclu qu’il était en parfaite santé. Par la suite, je me suis aperçue que cet homme avait menti. Car, personne n’était venu voir mon mari, ni le médecin, ni l’avocat.

Après cet échange avec l’avocat, j’ai enfin été autorisée à rencontrer mon mari et à lui remettre le colis que j’avais apporté pour lui.

Notes

(60) Son nom sera encore mentionné, dans la suite de ce texte.

(61) On verra, à son propos, le Séfer Toledot Lévi Its’hak, tome 2, à partir de la page 633.

2 Nissan 5708 (1948),

Le 2 Nissan, il est nécessaire de réciter un discours ‘hassidique

Cela fait bien longtemps que je n’ai pas écrit. Pour une certaine raison, il m’est très difficile de le faire. Ce jour, le 2 Nissan(62), m’a rappelé mon premier voyage auprès de mon mari, dans l’endroit où il était en exil, pour la fête de Pessa’h. C’était en 1940(63).

Physiquement, mon mari se sentait alors très mal. Il se trouvait en exil depuis deux mois. Ses conditions de vie, sur place, étaient très dures, au-delà de ce que j’avais pu imaginer, au préalable. Mais, ce jour-là, mon mari oublia tout cela. Il déclara :

«C’est aujourd’hui le 2 Nissan(64). Il serait bon de réciter un discours ‘hassidique, à cette occasion, mais bien peu nombreux sont ceux qui pourraient l’écouter. J’aurais également voulu rédiger un commentaire de ‘Hassidout, à ce propos, mais, malheureusement, je ne dispose pas de papier, sur lequel je pourrais écrire(65). Il faudra donc se contenter de méditer et que D.ieu m’accorde la force de le faire».

Une semaine avant Pessa’h, je me suis rendue à Kzyl-Orda(66) et j’en ai rapporté deux cahiers, de la poudre pour préparer de l’encre et un petit flacon, qui devait servir d’encrier. Mon mari en conçut une joie indescriptible et il se mit aussitôt à écrire. Il éprouvait beaucoup plus d’enthousiasme à écrire qu’à manger le pain que je lui avais apporté, après une longue et difficile période de famine.

Mon mari s’assit, pendant un moment et il s’absorba dans ses pensées, puis il commença à parler du Rabbi Rachab, dont l’âme est en Eden. Il oublia alors complètement où il se trouvait et la situation qui était la sienne.

La chaleur était si forte qu’il était impossible de conserver ses vêtements sur soi. Je me souviens d’avoir apporté des vêtements propres à mon mari, en soirée, puis, vers dix heures du matin, sa chemise était déjà couverte de points noirs, à cause des mouches qui l’avaient salie, tout au long de la nuit. Cette situation était intolérable. Un peu plus tard, nous sommes parvenus à trouver une chambre dans laquelle il y avait un peu moins de mouches.

Quand mon mari parlait, il fixait toujours les taches qui recouvraient sa chemise et il s’élevait alors vers un monde totalement différent. Il n’était absolument pas question pour lui de prendre à cœur de telles difficultés.

Notes

(62) C’est la date de la Hilloula du Rabbi Rachab, cinquième Rabbi de Loubavitch, qui naquit en 1860 et quitta ce monde en 1920.

(63) En 5700. Cette période sera longuement décrite dans la suite de ce texte.

(64) On verra, ce que le texte dira, à ce propos, par la suite.

(65) On consultera, à ce propos, le Likouteï Lévi Its’hak, Iguerot Kodech, à la page 395.

(66) La ville centrale de la région du Kazakhstan dans laquelle Rabbi Lévi Its’hak était exilé.