Un beau jour, arriva à Slutsk un étranger dont la stature majestueuse inspirait le respect et la crainte. Sa barbe et ses favoris rajoutaient au rayonnement quasi-divin qui émanait de son visage et son regard exprimait une grande fermeté. Les premiers mots qu'on échangea avec lui laissèrent deviner une grande érudition. On s'aperçut immédiatement que sa connaissance encyclopédique du Talmud n'avait d'égal que sa vivacité d'esprit hors du commun. Comme c'était l'habitude à l'égard des étrangers de ce niveau, on lui offrit une chambre particulière dans la maison communautaire et on lui témoigna le plus grand respect.
On supposa que c'était l'un de ces maîtres du Talmud qui s'imposait un exil volontaire et, comme il était de coutume en pareille circonstance, on ne lui demanda pas son nom. Lui-même garda d'ailleurs la plus grande discrétion sur son identité. Les responsables de la communauté de Slutsk décidèrent d'organiser un banquet de bienvenue en son honneur. On fixa donc une date à laquelle on l'inviterait à donner une leçon de Talmud dans la grande synagogue de la ville.
Comme c'était l'habitude lorsqu'un maître donnait une leçon publique en ce lieu, on lui demanda les références sur lesquelles se fonderait sa dissertation que l'on diffusa dans toute la ville afin que les érudits puissent se préparer convenablement à la leçon du maître. En attendant, de nombreux érudits de la ville rendirent visite à l'invité afin de discuter avec lui sur les textes talmudiques, certains en tête-à-tête, d'autres en groupe.
Certains venaient avec des problèmes ou des questions auxquels ils n'avaient jamais trouvé de réponse, d'autres venaient simplement tester le niveau d'érudition du visiteur, mais tous furent éblouis par ses connaissances. Aucun sujet de l'océan du Talmud ne lui semblait étranger et tous ressortaient en étant persuadés d'avoir été en présence d'un des plus grands maîtres du peuple juif. Le jour où le visiteur devait prononcer son discours, la grande synagogue était noire de monde. L'assemblée se composait non seulement d'habitants de Slutsk mais aussi de Juifs des villages avoisinants qui avaient été informés de l'événement qui allait se dérouler dans cette synagogue. Même Rabbi Baroukh de Viazhine, Rabbi Ménaché Israël et les disciples de leurs écoles talmudiques étaient venus écouter les paroles de Thora qui promettaient d'être uniques en leur genre. Lorsque le visiteur monta sur l'estrade de la synagogue, un grand silence se fit.
Toute l'assemblée retint son souffle, impatiente d'écouter les premiers mots de l'orateur. Quand Rabbi Ménaché Israël réussit à apercevoir l'orateur, son visage pâlit. Il se tourna immédiatement vers Rabbi Baroukh et murmura en tremblant à ses oreilles : « Savez-vous qui est cet homme? C'est Rabbi Adam de Ropschitz en Galicie, à qui Rabbi Yoël, le Maguid de Zhamochtch, a confié la direction de la congrégation des justes cachés'. C'est notre maître depuis près de sept ans! » Rabbi Baroukh avait bien entendu que la direction du mouvement des justes cachés avait changé, mais il n'avait encore jamais vu son nouveau maître. Sur ces paroles, Rabbi Adam Baal Chem, dont seuls Rabbi Baroulch et Rabbi Ménaché Israël connaissaient, a priori, l'identité, commença une dissertation talmudique d'une grande profondeur.
Malgré son accent de Galicie, l'assemblée de la ville lituanienne de Slutsk comprenait sans difficulté ses paroles exprimées dans un langage limpide. Tous les auditeurs étaient émerveillés par le sujet et la façon dont il était traité. Les érudits de Slutsk n'avaient pas entendu de telles paroles depuis bien longtemps. Lorsque Rabbi Adam termina son discours, l'assistance resta figée sur place, encore sous le coup de son enchantement. Le sentiment de respect qu'elle avait pour le visiteur se trouva encore amplifiée. Le retour vers sa chambre fut accompagné d'un cortège quasiment royal. Tout le monde brûlait d'envie de connaître l'identité du visiteur, mais personne n'osait la lui demander. Nul ne pouvait imaginer qu'il s'agissait d'un juste caché, car leur habitude était de ne pas révéler leur érudition.
Les notables de la ville organisèrent un somptueux festin, dans la maison communautaire, en l'honneur du visiteur. A leur grand étonnement, celui-ci leur fit savoir que ce jour était pour lui un jour de jeûne volontaire. Après la prière du soir, il sortit de son sac une miche de pain sec qu'il mangea après l'avoir trempée dans le sel. Puis, il but de l'eau et prononça la bénédiction qui suit le repas. Devant l'insistance de nombreuses personnes qui le priaient de dîner à leur table, il répondit qu'il avait coutume de ne jamais profiter des biens d'autrui. Au milieu de la nuit, il dit le Tiklcoun Hatsoth en versant de chaudes larmes et prononça un certain nombre de prières jusqu'aux premières lueurs du jour. Il se dirigea alors vers la maison d'étude pour y prier dès le lever du jour, comme le faisaient les premiers maîtres du Talmud. Après la prière, il s'enferma dans sa chambre où il étudia jusqu'à midi. Soudain, dans la ville de Slutsk, le bruit courut que l'étrange visiteur n'était rien d'autre qu'un des justes cachés, disciple du Baal Chem de Zhamochtch.
L'origine de cette nouvelle n'était pas claire. Peut-être était-ce une simple supposition qui avait fait boule de neige. Peut-être quelqu'un avait-il saisit les paroles que Rabbi Menaché Israël avait murmurées aux oreilles de Rabbi Baroukh. Quoi qu'il en soit, la nouvelle déclencha une véritable tempête dans la ville. Les opposants à la Kabbale les plus zélés de Slutsk ne pouvaient se pardonner la faute d'avoir prodigué des honneurs à un kabbaliste caché, ce qui était contraire à leur éthique. Il était évident pour eux que l'érudition hors du commun de Rabbi Adam Baal Chem ne suffisait pas à couvrir son « péché » d'être kabbaliste.
De nombreux érudits de la ville, parmi lesquels certains considérés comme des justes, soutenaient ce point de vue et déclarèrent que cet homme ne devait pas rester impuni. Cependant, il se trouvait à Slutsk des gens plus modérés, à l'esprit plus calme, qui affirmaient que, du fait que le visiteur avait montré une érudition plus qu'étonnante, il était interdit de lui manquer de respect. Comment pouvait-on humilier et à fortiori faire du mal à un homme dont l'érudition et la dévotion ne faisaient aucun doute ? D'autres allaient plus loin et affirmaient que le caractère indubitable de l'érudition du visiteur l'emportait sur son hypothétique appartenance au mouvement kabbalistique. Ainsi, la ville fut divisée en deux camps diamétralement opposés. Toutefois le nombre de « zélotes » de Slutsk était suffisamment important pour que ceux-ci décident qu'ils pouvaient passer outre aux recommandations des modérés, qui prônaient un comportement respectueux envers cet érudit hors du commun. Ces extrémistes, poussés par leur profonde haine des kabbalistes, déclaraient haut et fort, à qui voulait entendre, que ce kabbaliste caché n'était rien d'autre qu'un impie pour lequel il ne fallait avoir aucune pitié. Slutsk n'avait jamais eu de considération pour quiconque soupçonné d'être un kabbaliste.
De ce fait, malgré l'extraordinaire érudition qu'il avait montrée, l'étranger ne devait pas échapper à la règle. C'est pourquoi la voix des extrémistes fit taire celle des modérés. Ils ne voulaient même pas confronter leur point de vue avec ces derniers. Nul n'était plus en mesure de les influencer et ils étaient donc prêts à tout.
Une foule de zélotes se rassembla autour de la maison communautaire où séjournait le visiteur et firent régner un grand tumulte. Des esprits échauffés criaient qu'il fallait lui donner une leçon dont il se souviendrait toute sa vie. Quelques jeunes, effrontés et acharnés, se mirent à donner des coups de pieds sur la porte de la chambre du visiteur, dans le but de la casser et de traîner l'étranger hors de sa chambre pour lui « donner son compte ». Personne ne semblait être capable d'empêcher les zélotes de perpétrer leur forfait et ils purent donc venir à bout de la porte sans difficulté.
Mais lorsqu'ils pénétrèrent dans la chambre, ils restèrent stupéfaits, sans voix, devant le spectacle qui s'offrait à leurs yeux. Le visiteur se tenait debout dans un coin, revêtu de ses Téphiline et de son Tallith, et priait avec ferveur et dévotion. Il était évident qu'il ne s'apercevait de rien de ce qui se passait autour de lui et qu'il n'avait pas entendu le tumulte ni vu la foule en furie. Une profonde crainte envahit les zélotes et aucun d'entre eux n'osa lever la main sur l'étranger.
« Attendons la fin de la prière » murmurèrent-ils d'une voix tremblante. Mais la prière du visiteur se prolongea pendant plusieurs heures. Rabbi Adam Baal Chem visitait les sphères célestes. Dehors, le tumulte s'amplifiait. Des esprits échauffés, jeunes ou vieux, déversaient leurs insultes envers l'étranger. Seul le fait d'être en prière, revêtu de son Tallith et de ses Téphiline, le protégeait de la colère de la foule. Lorsque le visiteur termina, il s'assit, toujours revêtu de son Tallith et de ses Téphiline, pour commencer son étude quotidienne. Sa douce voix répandit alors ses saintes paroles dans toute la pièce. Les zélotes perdirent de nouveau tous leurs moyens, mais ils contenaient leur colère. Celle-ci allait en s'amplifiant parce qu'ils n'arrivaient pas à mettre leur noir dessein à exécution. Finalement, quelques zélotes, renommés pour leur érudition, qui avaient pénétré dans la chambre, se décidèrent à parler au visiteur. Sans attendre la fin de son étude, ils s'adressèrent à lui en le sommant de dire s'il faisait ou non partie des kabbalistes cachés. Le visiteur répondit par l'affirmative. Il déclara d'une voix ferme qu'il était un kabbaliste, disciple de Rabbi Yoël, le Baal Chem de Zhamochtch.
Cependant, il ne jugea pas utile de révéler qu'il était en fait Rabbi Adam Baal Chem, qui avait pris la succession du Baal Chem de Zhamochtch. Le visiteur ferma le livre qui se trouvait devant lui et se leva de sa place. Accompagné des érudits qui s'étaient adressés à lui, il sortit de sa chambre et se présenta devant la foule en colère, qui l'invectivait et attendait impatiemment le moment où ils pourraient punir le « renégat ». Devant les insultes qui lui étaient lancées, le visiteur restait tout à fait calme et son visage reflétait une grande dignité. Il prit la parole pour s'adresser à la foule. Son intonation sereine exprimait un sentiment de profonde amitié mêlée d'une certaine compassion. Le début de son discours fut prononcé dans un grand tumulte et nul ne put entendre ses premières paroles. Mais au bout de quelques instants, sa voix couvrit le bruit et le silence se fit. Il déclara alors :
« En vous voyant, on peut être sûr que vous avez raison. En fait, vous méritez des félicitations pour la fidélité que vous montrez envers ce que vous pensez être la vérité. Votre pensée est en accord avec vos paroles, ce qui est une grande qualité. Moi aussi, dans ma jeunesse, j'étais comme vous. C'était à l'époque ou j'étudiais dans l'école talmudique du grand Rabbi Chlomo Chmouel de Polotsk. Celui-ci était, comme vous le savez, le plus grand des disciples de Rabbi Chamaï Zotmdel, fils de Rabbi Pinhas Zélig, le maître de Spire qui s'était opposé avec fermeté à Rabbi Elyahou de Worms, le fondateur de la confrérie des justes cachés. Son fils et le disciple de son fils étaient eux aussi de fervents opposants aux kabbalistes. Je pensais donc comme mon maître et nourrissais une grande haine contre les kabbalistes. Cependant, je gardais ma langue et m'empêchais de parler contre eux. Je n'ai jamais sorti de ma bouche une quelconque insulte ou invective à leur égard. »
Le visiteur parlait lentement, avec sérieux. Il s'arrêta un instant et promena son regard sur la foule des auditeurs qui étaient pétrifiés à leur place. Chacun était curieux d'écouter la suite du discours.
« Après plusieurs années, continua Rabbi Adam, je suis arrivé, après mûre réflexion, à la conclusion que mon maître et ses confrères étaient dans l'erreur. J'étais alors âgé de trente-trois ans. Je partis donc étudier dans l'école talmudique de Rabbi Yoêl de Zhamochtch. Là-bas, je suis resté étudier la Kabbale durant quinze ans. Un peu plus tard, je fus accepté dans la confrérie des justes cachés. Voilà, en résumé, ma biographie. Maintenant, écoutez bien! La plupart d'entre vous sont des jeunes hommes ou de jeunes mariés et il est un peu tôt pour vous de mener un jugement pour rendre un juste verdict dans une affaire d'une telle importance. Toutefois, un jour viendra où vous verrez clair et vous percevrez la vérité ». Il termina sur ces mots : «Il faut que je vous dise que les insultes que vous avez fait parvenir aujourd'hui à mes oreilles me sont plus chères que les marques de respect que vous m'avez témoignées hier ».
Ces paroles firent une grande impression sur l'assistance et nul n'osa prononcer un mot. Un profond silence régnait. Le visiteur rentra dans sa chambre. Quelques instants plus tard, il en sortit avec sa canne et son baluchon, prêt à quitter Slutsk. Les érudits les plus vieux de la ville, qui s'étaient rendu compte du comportement indigne envers l'étranger, le supplièrent de rester dans la ville, mais, malgré leur insistance, celui-ci quitta Slutsk en compagnie d'une vingtaine d'hommes. On s'aperçut alors que ceux-ci étaient eux aussi des justes cachés, qui avaient agi depuis longtemps en secret sur les habitants de Slutsk, afin de leur apporter les bases de la pensée kabbalistique et des comportements fondés sur la Kabbale. Ces justes cachés avaient préparé l'impressionnante visite de Rabbi Adam Baal Chem dans la ville et c'est eux-mêmes qui avaient révélé son appartenance à leur mouvement. Ce n'était pas moins que leur maître, qui venait de succéder au Baal Chem de Zhamochtch et qui allait, par la suite, laisser la direction de ce mouvement à Rabbi Israël Baal Chem Tov, fondateur du hassidisme, qu'ils avaient amené dans cette ville.
Cet événement provoqua une véritable révolution à Slutsk. Pour la première fois dans leur vie, les zélotes avaient été confrontés à un juste caché de la stature de Rabbi Adam Bal Chem et cette confrontation leur avait fait une profonde impression. Devant une telle sainteté, beaucoup révisèrent leur jugement envers les kabbalistes et les justes cachés. Le fait que Rabbi Adam ait avoué avoir fait lui-même partie des opposants à la Kabbale dans sa jeunesse et qu'il avait changé d'opinion leur donna matière à réflexion. Une conséquence immédiate fut que les habitants de Slutsk durent considérer ce sujet sous un nouvel angle et ne purent plus se fonder aveuglément sur des principes que d'autres leur avaient inculqués. Par contre, cet événement provoqua un durcissement envers les kabbalistes de certains zélotes qui se sentirent trompés, voire bernés. Slutsk resta cependant un bastion de l'opposition à l'école kabbalistique. Rabbi Adam Baal Chem y avait fait une brèche sans pour autant la conquérir.
Mouvement (qui précéda le hassidisme) d'érudits de très haut niveau qui se mêlaient au peuple pour les soutenir et leurs prodiguer des enseignements de la Thora
- Détails
- Publication : 17 février 2014