Rima naquit en 1935 à Odessa en Ukraine et fut élevée avec ses quatre frères et sœurs plus jeunes qu’elle. Aussi loin que remontent ses souvenirs, elle avait remarqué que sa mère la traitait différemment, lui accordait moins d’attention et d’affection qu’à ses autres enfants : on la servait en dernier, ce qui signifiait qu’elle ne recevait que les restes ; quand on envisageait une sortie ou une visite aux grands parents, Rima était rarement choisie. Il devenait de plus en plus évident pour Rima que sa mère aimait ses frères et sœurs bien plus qu’elle. Pourtant c’était Rima qui se trouvait souvent en charge des petits, qui devait les surveiller, leur donner à manger, faire la cuisine, le ménage et la lessive. Mais pour une raison mystérieuse, quoi qu’elle fasse pour se rendre utile et même indispensable, sa mère ne l’aimait pas et cela, Rima en était certaine.
Un jour, Rima décida d’en parler à son père : «Pourquoi Maman est-elle une bonne mère pour tous ses enfants sauf pour moi ?» Mais à chaque fois qu’elle posait cette question, son père éludait la question, prétendait que, puisqu’elle était l’aînée, elle pouvait supporter plus de charge de travail… Rima comprit qu’en fait, on lui cachait un secret…
En 1977, Rima avait quarante-deux ans ; elle s’était mariée et avait deux enfants. Son père tomba gravement malade : la tuberculose. Les médecins ne pouvaient plus rien faire pour lui et le renvoyèrent chez lui. Durant les deux mois qui suivirent, il resta au lit, entouré de ses enfants qui savaient – comme lui d’ailleurs – que ses jours étaient comptés.
Un jour, alors que Rima se tenait seule près de lui, il lui demanda de fermer la porte à clé : «Je suis sur le point de mourir et je veux te confier un secret, pour que tu saches la vérité. Je veux enfin répondre à ta question que j’ai toujours éludée jusqu’à présent.
En 1943, j’ai épousé une belle jeune fille juive. Nous étions heureux. Au bout d’un an, elle est tombée enceinte. Ses parents travaillaient tous les deux au théâtre principal d’Odessa. Ces années-là étaient dangereuses pour les Juifs. Un jour, ma femme entendit qu’on rassemblait les Juifs, sans doute pour les jeter en prison ou, pire encore, les exiler en Sibérie. Ma femme était en fin de grossesse mais elle se précipita au théâtre pour avertir ses parents. Elle arriva trop tard, ses deux parents avaient été raflés. Sous l’effet du choc en entendant la terrible nouvelle, elle fut prise de contractions et accoucha d’une petite fille, dans le théâtre ! Cette adorable petite fille, c’était toi, Rima. Les responsables du théâtre m’informèrent que mon épouse avait donné naissance à une fille puis s’était enfuie pour échapper à l’avance nazie. Le bébé se trouvait là, j’étais invité à le récupérer !
Je suis allé te chercher. Mais comment pouvais-je m’occuper d’un nourrisson alors que je n’avais aucune expérience ? C’était au-delà de mes forces ; j’ai essayé de retrouver ta mère mais je ne l’ai plus jamais revue : je suppose que, comme ses parents, elle a été assassinée par les nazis. Je t’ai confiée à un orphelinat sous condition : s’il m’arrivait de me remarier, je te récupérerais. C’est ce que j’ai fait, ma seconde femme était d’accord de t’adopter et de s’occuper de toi comme si tu étais son enfant. Je pensais qu’il valait mieux ne pas te révéler la vérité, qu’elle n’était pas ta vraie mère mais l’expérience a prouvé que mon plan n’était pas le meilleur…»
Peu de temps après, le père de Rima décéda et elle resta seule avec ce terrible secret.
Dès qu’elle en eut l’occasion, elle se rendit à Odessa pour voir de ses propres yeux le théâtre où elle avait vu le jour. Elle fut stupéfaite de le trouver exactement à l’adresse que son père lui avait indiquée. Elle y trouva un banc et, submergée par l’émotion, mit son visage dans ses mains et éclata en sanglots. Elle pleurait pour cette mère qu’elle n’avait jamais connue, pour ses grands-parents qui avaient disparu, pour le vide qu’elle avait toujours ressenti et pour la vérité qu’elle avait enfin comprise.
De loin, une vieille femme l’observait, c’était la directrice du théâtre ; elle s’approcha de Rima, lui demanda si elle pouvait l’aider. Séchant ses larmes, Rima lui raconta ce qu’elle savait de sa naissance et la femme la regarda pendant un long moment. Elle prit une profonde inspiration et murmura : «C’était donc vous ! Je me trouvais là quand vos grands-parents ont été raflés et c’est moi qui ai aidé votre mère pendant l’accouchement imprévu ici, dans le théâtre. C’est moi qui me suis occupée de vous quand votre mère s’est enfuie jusqu’à ce que votre père vienne vous chercher !»
Les deux femmes s’embrassèrent. La directrice du théâtre enlaçait Rima comme elle l’avait tenue exactement quarante-deux ans plus tôt, jusqu’à ce que Rima fut capable de se remettre de ses émotions.
Trente ans avaient passé depuis. Rima savait seulement que sa mère était juive mais elle ne connaissait rien du judaïsme et n’avait évoqué son identité juive devant personne, sauf devant moi, un certain vendredi après-midi alors qu’avec mon mari, je venais de m’installer à Oulyanovsk, en tant qu’émissaire du Rabbi.
Son histoire m’avait laissée sans voix.
Finalement, je l’ai prise par la main : «Rima ! C’est l’heure d’allumer les bougies de Chabbat ! Certainement vos grands-parents seraient heureux de vous voir retrouver la tradition et le judaïsme !»
C’est ainsi qu’à l’âge de soixante-seize ans, Rima alluma pour la première fois de sa vie les bougies de Chabbat…
Suri Marozov
N’shei Chabad Newsletter n°7201
traduite par Feiga Lubecki
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- Publication : 4 novembre 2014