Je visitai Moscou avec Natacha, une collègue juive de la colonie de vacances pour jeunes pionniers soviétiques dans laquelle je m’étais engagée, par idéalisme. On était en 1991 et Natacha espérait que moi, juive américaine, je pourrais lui enseigner le judaïsme tel que l’avait pratiqué ses ancêtres. Mais je n’en connaissais pas beaucoup plus qu’elle.

J’avais 19 ans mais mon judaïsme ne se définissait que par quelques principes négatifs : jamais je n’aurais de sapin dans ma maison le 25 décembre, jamais je n’entrerais dans une église, jamais je ne porterais une croix en pendentif. Mais il me fallait réfléchir longuement avant de trouver quelque chose que, oui, je ferais parce que je suis juive. 
J’étais venue en Russie dans le cadre d’un programme d’échange culturel suscité par la Glasnost entre les gouvernements américain et soviétique. Dans la colonie de vacances, non loin de Moscou, les enfants me pointaient du doigt : «Amerikanka» !, l’Américaine comme s’ils avaient aperçu une quelconque star du show-biz américain. Mais je m’aperçus très vite que le fait que j’étais juive était bien moins intéressant à leurs yeux : pour eux le judaïsme n’était même pas une religion mais plutôt une sorte de maladie chronique, débilitante, dont ils souhaitaient sincèrement que je me débarrasse au plus vite.
J’étais la seule juive à des kilomètres alentour. Et l’antisémitisme était palpable, presque effrayant. Je ne me suis jamais sentie aussi juive de ma vie.
Tout à coup Natacha et moi nous les apercevons de l’autre côté de la rue Arbat. Trois jeunes gens barbus en costumes sombres, aux chapeaux noirs. Non, ce n’est pas possible ! Mais si ! Des Juifs orthodoxes en plein Moscou !
Si je les avais rencontrés là où j’habite, à Baltimore, je me serais sentie aussi différente d’eux que d’un chauffeur de taxi sikh avec un turban jaune.
Mais ici j’avais l’impression de retrouver des frères ! Je les hélais de loin, en anglais : «Hé, que faites-vous à Moscou ?»
Eux aussi étaient stupéfaits. L’un répondit qu’il venait de Brooklyn, les deux autres d’Australie : ils organisaient une colonie de vacances Loubavitch pour enfants juifs.
- Moi aussi, je suis venue pour une colonie de vacances ! 
Ils me demandèrent s’il s’agissait de la même colonie qu’eux.
- Non ! Moi je prends part à la colonie Zorki des pionniers russes !
- Comment ?
Trois secondes de silence atterré. Tous trois me regardèrent comme si je leur avais juste affirmé que j’habitais sur Vénus et que je m’apprêtais à y retourner bientôt. Pourquoi réagissaient-ils ainsi ? me demandai-je. Ne réalisent-ils pas que c’est eux qui ressemblent à des zombies et non pas moi ?
- Dites-moi, demanda celui de Brooklyn tout en lissant sa barbe, comment vous appelez-vous ? 
- Jenny Freedman.
- Non ! Quel est votre prénom hébraïque ?
Voilà une question qu’on ne m’avait pas posée depuis ma Bat Mitsva ! Mais, à ma grande surprise, je m’en souvenais ! «Hanna !»
Il devint très sérieux. Plus sérieux qu’aucun visage de seulement vingt ans ne m’était jamais apparu. «Je dois vous dire, ‘Hanni Freedman, que vous avez un très bon cœur. Vous êtes venue en Russie pour aider des enfants et c’est une mission humanitaire noble et digne de louanges. Mais le fait est que si vous n’aidez pas ces enfants russes, quelqu’un d’autre le fera. Mais si nous, Juifs, nous ne nous unissons pas pour aider les milliers d’enfants juifs ici, personne ne le fera !»
J’étais stupéfaite par sa remarque courtoise mais ferme, puissante et juste.
L’un des Australiens inscrivit sur un papier le numéro de téléphone de la synagogue Loubavitch la plus proche et me conseilla d’aller y prendre des cours. «Désolés, nous devons nous dépêcher !» s’excusa celui de Brooklyn et nous les regardâmes disparaître de la rue Arbat.
Je ne les ai jamais revus depuis mais cette remarque me hanta pendant des mois. Durant la colonie, elle me revenait à mon réveil, m’accompagnait le jour et résonnait en moi la nuit.
Deux semaines plus tard, je me rendis, avec natacha, à la synagogue. Elle était pleine de monde. Il s’avéra qu’il s’y tenait la conférence européenne des rabbins Loubavitch !
Dans la section réservée aux femmes, Natacha et moi tenions des livres de prières entre les mains mais sans savoir dans quel sens les porter. A côté de moi une jeune Russe, juive, priait de tout son cœur, se balançant, s’inclinant, avançant et reculant… Nous avons essayé de lui poser des questions mais elle indiqua son livre de prières, signifiant qu’elle ne pouvait pas parler. Je l’enviais : comment elle, élevée en Russie communiste, avait-elle réussi à apprendre à lire et à prier en si peu de temps alors que moi, née et élevée aux Etats-Unis, pays de la liberté, je ne connaissais rien ?
Je crois que notre visite à la synagogue marqua le tournant de ma vie.
«Je suis juive. Et moi aussi je veux savoir ce que cela signifie, comme cette jeune femme qui prie à côté de moi !»
Le chemin a été long et a connu des hauts et des bas. Mais cette rencontre rue Arbat et cette visite à la synagogue Loubavitch ont marqué le début d’un long voyage vers une vie juive complète dans laquelle j’évolue maintenant avec mon mari et mes enfants.
La semaine dernière, comme la plupart d’entre nous, j’ai utilisé des boîtes et des boîtes de mouchoirs pour lire les nouvelles à travers mes larmes. A 29 et 26 ans, Rav Gavriel Noa’h et Rivka Holtzberg auraient pu faire passer leur vie de famille avant les besoins des milliers de touristes, hommes d’affaires et autres Jenny Freedman qui se sont arrêtés un Chabbat dans leur centre ‘Habad de Bombay.
Mais nous savons déjà qu’ils avaient choisi de poursuivre leur mission car ils faisaient passer les besoins du peuple juif avant les leurs afin de répandre la lumière du judaïsme vers tous les Juifs, promeneurs ou autres.
Tandis que je repense sans cesse à ce jeune couple héroïque, je réalise que le moment est venu pour moi de dire enfin un mot à tous les Chlou’him, émissaires du Rabbi. Un mot que j’aurais dû prononcer il y a bien longtemps, aux Holtzberg, à ces étudiants de Yechiva croisés sur la rue Arbat et au Rav du Beth ‘Habad de Boston chez qui j’ai passé mes premiers Chabbatot.
Je pense que c’est le mot auxquels la plupart des Juifs de par le monde pensent et ressentent après que nous ayons suivi les tragiques événements de Bombay.
Merci !

‘Hanna (Jenny) Weisberg – Jérusalem
www.chabad.org
traduit par Feiga Lubecki