Le régime soviétique avait tout confisqué : les champs et les moulins entre autres, ce qui nous compliquait singulièrement la tâche pour fabriquer des Matsot Chemourot, ces Matsot rondes, faites à la main. En effet, la farine utilisée pour ces Matsot doit provenir de grains de blé qui ne sont pas entrés en contact avec de l’eau depuis la moisson et il était très difficile, sinon impossible de se procurer une farine de cette qualité.
Durant la Seconde Guerre mondiale, de nombreux réfugiés avaient afflué de Pologne et d’autres régions de Russie. La famine était telle que nous ne pouvions même pas rêver de nous procurer des Matsot Chemourot : nous remercions D.ieu de disposer de Matsot simples que des Juifs de Boukhara nous aidaient à préparer, avec autant de soin que nous pouvions nous permettre.
Avec la fin de la guerre, les réfugiés de Pologne retournèrent dans leur pays, «accompagnés» par nombre de ‘Hassidim de Russie qui avaient profité de faux papiers polonais. Nous nous retrouvions soudain privés de l’encadrement ‘hassidique auquel nous confions tous nos besoins cultuels. Faute de mieux, avec les étudiants les plus âgés de la Yechiva, nous avons dû prendre en main la situation. Et, en particulier, la production de Matsot.
Il fallait d’abord acheter du blé : or les paysans ouzbeks avaient la coutume de laver les épis de blé avant de les vendre. Nous avons donc recherché attentivement des épis qui n’avaient pas été lavés et que nous avons ensuite examinés pour enlever tous ceux qui étaient attaqués par les vers et autres parasites. Comme il n’y avait pas d’électricité, nous les examinions à la lumière d’une lampe à kérosène, en nous souvenant que le Talmud évoquait les femmes vertueuses qui vérifiaient les épis de blé à la lumière des torches allumées pour les réjouissances de Sim’hat Beth Hachoéva, la fête du puisement de l’eau qui s’effectuait dans une grande joie…
Après cette première étape, nous apportions ce blé soigneusement trié dans un moulin actionné par une chute d’eau, non loin de la ville. Or ce moulin était propriété du gouvernement et les particuliers n’avaient pas le droit d’y moudre leurs grains - et certainement pas pour des raisons religieuses. Nous avons offert discrètement une grosse somme d’argent à la gérante, une femme ouzbek du nom d’Osman Aka qui nous permit d’utiliser le moulin – mais seulement pour deux jours.
Nous nous sommes mis au travail avec enthousiasme. Il fallait nettoyer les énormes meules qui pesaient chacune 500 kilos. Avec de gros efforts, nous les avons détachées et nettoyées à l’aide de bâtonnets et une brosse spéciale. Inquiète, Osman Aka restait à nos côtés, persuadée que nous allions les abîmer : elle nous suppliait de cesser de les frotter si fort ! C’était un tel travail que toute la communauté, même de petits enfants, venaient nous aider. Quand ceci était enfin effectué, il ne restait plus que deux heures pour moudre le blé.
Reb Feivish Genkin, un Juif simple de Samarkand, était connu pour être très méticuleux dans son observance des Mitsvot, au point que même Reb Berke Chein acceptait de manger chez lui : il faut préciser qu’en général, Reb Berke préférait ne pas manger chez certaines familles, par crainte d’une cacherout douteuse. Ce Reb Feivish possédait un chalumeau fonctionnant à l’essence : il l’apportait au moulin. Après que nous ayons frotté tous les trous et crevasses des meules, il passait son chalumeau sur les pierres afin de brûler toutes les particules de blé qui auraient pu nous échapper. Ce n’est qu’à ce moment-là que nous pouvions commencer à moudre les grains.
A partir de 1950, nous avons pu nous procurer du blé qui avait été surveillé depuis la moisson ; une femme juive très pratiquante faisait pousser du blé dans son jardin en Géorgie, spécialement pour les Matsot Chemourot. Nous avons réussi à la contacter et, chaque année, elle nous faisait parvenir sept ou huit kilos de blé (elle recevait des commandes de plusieurs communautés de ‘Hassidim de Loubavitch de toute la Russie). Elle envoyait par poste aérienne le blé dans des sacs en papier (il était impossible d’obtenir des sacs en plastique) ; nous les recevions en général après Souccot. Nous avons alors acheté un grand moulin – à café - actionné à la main mais il fallait passer les grains de blé plusieurs fois par ce moulin pour obtenir de la farine fine : entre les utilisations, nous resserrions les disques de métal pour bien écraser les grains de blé. Actionner ce moulin à la main exigeait un tel effort que nous répartissions le travail sur plusieurs semaines. Tous les jeudis soirs, un groupe d’étudiants de Yechiva se rendait dans la maison d’un membre de la communauté : pendant que l’un d’entre nous actionnait le moulin, les autres étudiaient une Si’ha du Rabbi à voix haute pour que le «travailleur» puisse participer lui aussi à l’étude. C’était une atmosphère de sainteté incroyable, rehaussée par l’effort douloureux qu’exigeait cette Mitsva. Au bout d’un quart d’heure, le «travailleur» était épuisé et remplacé par un autre jeune homme. Ce processus était très lent et nous ne parvenions pas à moudre plus qu’un kilo de blé par semaine. C’était donc ainsi que nous passions les longs jeudis soirs d’hiver. Mais c’était ainsi que nous obtenions des Matsot Chemourot conformes aux plus hauts standards de cacherout. Chacun de nous n’en recevait que la quantité minimum nécessaire pour le Séder et pour les repas des jours de fête.
Ce système de moulin à café actionné à la main était vraiment trop fatiguant. Je ne cessai de réfléchir à une solution plus rapide. A l’époque, presque chacun possédait une sorte de vélo à moteur pour aller d’une ville à l’autre. Un jour, j’eus l’idée de lier la roue qui actionne le moteur au moulin à café, ce qui permit effectivement de réduire considérablement la fatigue de tout le processus : j’enlevai le bouton du moulin et le remplaçai par une roue que j’attachai à la motocyclette. Ainsi, le disque du moulin fonctionnait beaucoup plus vite. Tout ceci, nous le faisions dans la maison de la famille Mishulovin qui habitait au bout d’une rue, face à un cimetière : ainsi le bruit ne risquait pas d’éveiller les soupçons des «voisins». Le problème, c’était que le moteur se mettait à chauffer beaucoup trop vite et il fallait verser de l’eau pour le refroidir. Bien sûr, il n’en était pas question car l’eau ne devait absolument pas risquer d’entrer en contact avec la farine. Nous devions donc procéder à des pauses fréquentes pour permettre au moteur de refroidir. Mais, malgré son efficacité, le système ne put être utilisé longtemps : un jour, le moteur se mit à tourner si rapidement que vers la fin du processus, le moteur explosa et le moulin fut endommagé. Je me sentis terriblement coupable ! Heureusement, nous avions presque terminé le travail !
Quand nous devions décider à qui distribuer les quelques précieuses Matsot qui nous restaient, Reb Moché Nisilevitch plaidait passionnément : «Puisque les Matsot Chemourot sont appelées dans le Zohar le pain de la foi, celles qui ont été obtenues avec le maximum d’efforts doivent être données aux jeunes femmes et aux étudiants de Yechiva car ce sont elles et eux qui vont élever la prochaine génération de ‘Hassidim ! Ces Matsot leur donneront la foi dont elles et eux ont besoin pour que leur foi, leur confiance en D.ieu et leur espoir de pouvoir un jour vivre librement une vie de Torah soient purs et raffinés !».
Hillel Zaltzman – extrait du livre Samarkand
Traduit par Feiga Lubecki
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- Publication : 6 avril 2019