Une petite fille. Agée de cinq ans. Elle regarde par la fenêtre et observe ce qui se passe dans la rue.
Soudain elle aperçoit quelqu’un d’étrange : sur le trottoir marche un homme d’âge mûr, avec une longue barbe poivre et sel ; sur sa tête, un chapeau bizarre, large, orné de fourrure qui lui donne un air majestueux.
Cette apparition surprenante éveille sa curiosité. Sarah se dépêche d’appeler son père, Mi’haï, pour qu’il vienne lui aussi constater les faits :
- Papa ! Qui est cet homme ? De quelle nationalité est-il ? Comme il est étonnant !
Il faut préciser que la petite Sarah vivait à l’époque à Bucarest, la capitale de la Roumanie. On était dans les années cinquante, quand le gouvernement de la Roumanie était un des plus durs de l’Europe de l’est communiste. Toute religion y était sévèrement contrôlée et le judaïsme encore davantage que les autres.
Le père de Sarah s’approche de la fenêtre, regarde l’homme qui marchait sur le trottoir et exprime lui aussi son étonnement. Sarah le regarde incrédule : elle comprend que son père est sous le coup d’une violente émotion car il suit du regard la silhouette et hésite quant à la réponse à donner à sa fillette : cela fait si longtemps qu’il n’a pas vu un Juif barbu, coiffé d’un Shtreimel !
- Demain je t’expliquerai ! finit-il par balbutier tout en sortant de la pièce en réfléchissant quelle réponse sera à même de satisfaire la curiosité de sa fille.
Dans son cœur, il a déjà décidé qu’il était temps de révéler à sa fille qu’il était juif et elle aussi. La tyrannie communiste en place à Bucarest terrorise les Juifs à peine rescapés du nazisme : les synagogues et écoles juives ont été fermées et le système éducatif a banni toute référence à D.ieu et Sa Torah.
Cependant, dans les villages, à la campagne, la dictature est moins forte et il est encore possible de maintenir un judaïsme rudimentaire – pas comme à Bucarest où règne une police secrète à l’affut de tous les citoyens qui osent bouger, à l’image du terrible KGB soviétique. Mi’haï qui est un ingénieur haut placé sait combien il doit se montrer vigilant et ne doit manifester aucune faiblesse dans sa fidélité au gouvernement : s’il s’avisait de relever la tête, d’exprimer une opinion différente de celle du gouvernement, il risque non seulement de perdre son travail mais aussi d’être jeté en prison et causer à sa famille de vivre dans la pauvreté et l’infamie.
Cependant, Mi’haï décide d’agir. Il emmène sa petite Sarah se promener dans les rues de Bucarest. Ses pas le mènent vers le cimetière juif de la ville. Comme errant parmi les tombes, il s’arrête devant celles de Barou’h et Sarah Laurer :
- C’est ici que sont enterrés tes grands-parents, déclare-t-il à voix basse à sa fillette.
Il prend une profonde inspiration et continue en chuchotant :
- Ils étaient juifs... et l’homme étrange, à la longue barbe et au chapeau de fourrure que tu as aperçu hier l’est aussi. C’est un Juif pratiquant. Le chapeau qu’il portait s’appelle un «Shtreimel», c’est la façon de s’habiller traditionnelle chez les ‘Hassidim. Oui Sarah, toi aussi, tu es juive et tu dois toujours t’en souvenir !
Sarah hoche la tête. Elle ne comprend pas vraiment ce que cela signifie ou implique et elle est bouleversée. Jamais son père ne lui avait parlé de façon aussi sérieuse, comme si elle était déjà une adulte à qui on peut révéler un tel secret qu’elle ne doit surtout pas divulguer autour d’elle. De sa poche, Mi’haï sort une chaînette avec en médaillon en or ; de fait, c’est une Maguen David, l’étoile de David à six branches, le symbole du judaïsme. Devant les tombes, Mi’haï apprend à sa fille à répéter avec lui les mots du Chema Israël...
Les années passèrent, Sarah grandit et s’installa en Israël. Jamais elle n’oublia ces instants dramatiques où son père, Mi’haël Binyamine Hershkovitz, lui révéla qu’elle était juive. Elle se souvenait aussi du Juif au Shtreimel qui marchait fièrement dans les rues de Bucarest, faisant fi de toutes les menaces du gouvernement communiste.
Elle raconta cela à ses enfants. Son fils Mi’haël Binyamine (qui porte le nom de son père décédé depuis longtemps) s’était souvent demandé qui avait pu être ce Juif au Shtreimel mais sa mère n’avait pas pu le renseigner. Peut-être, disait-elle, s’était-il agi d’un touriste ou d’un habitant de la campagne roumaine...
Il y a un an, le fils raconta son histoire à son ami, Avraham Morde’haï Weinstock qui la publia dans le journal Hamevasser.
Il y a un mois, alors qu’il achevait sa prière du soir dans la synagogue de Beth Shemesh, un jeune homme s’approcha de lui :
- C’est bien vous qui avez publié l’histoire de la petite fille qui regardait par la fenêtre et aperçut un homme coiffé d’un Shtreimel ?
- Oui, répondit Avraham Morde’haï Weinstock, surpris.
- Il me semble qu’il s’agit de mon grand-père ! affirma le jeune homme.
Et il raconta que son grand-père, Rabbi Morde’haï Frankel avait été le Rabbi de Botouchtane et habitait à l’époque à Bucarest. Jusqu’à sa montée en Israël en 1960, il avait tenu tête au gouvernement roumain et avait continué à évoluer avec son Shtreimel sur la tête : cette attitude lui avait causé beaucoup d’ennuis, on l’avait agressé, on l’avait poursuivi, on l’avait traité de tous les noms mais il n’avait jamais imaginé un seul instant enlever ce chapeau qui était sa fierté et il affirmait devant ses proches : «Qui sait ? Peut-être un Juif me voit par la fenêtre et cela éveillera en lui un sentiment d’appartenance au peuple juif...»
Il avait eu raison.
Rav Mi’haël Binyamine Avichi, le fils de Sarah, est maintenant un émissaire du Rabbi de Loubavitch à Djaprodza en Ukraine. Chabbat, il marche une bonne heure depuis sa maison vers la synagogue et tient à le faire en étant enveloppé d’un Talit, le châle de prière traditionnel. Il est persuadé que «peut-être un Juif me regarde par la fenêtre et cela éveille en lui un sentiment d’appartenance au peuple juif...».
Les passants le regardent bizarrement mais il n’en a cure : il veut que son fils le voit comme d’autres enfants juifs voient leur père marcher fièrement dans d’autres endroits du monde.
Qui sait combien d’enfants juifs le regardent eux aussi par la fenêtre ?

Levi Shaikevitz – Sichat Hachavoua N° 1511
Traduit par Feiga Lubecki