Rose avait été choisie par son père, parmi ses neuf frères et sœurs, pour être envoyée dans le “Pays doré”, l’Amérique. La vie était dure en Pologne, les enfants avaient souvent faim, mais le père de famille avait réussi à épargner juste assez d’argent pour payer à sa fille un aller simple vers New York où il espérait qu’elle connaîtrait un avenir meilleur et, qui sait: peut-être pourrait-elle faire venir toute sa famille après elle !
Il l’avait accompagnée sur le quai où elle allait embarquer. Il marchait silencieusement, tentant de dissimuler son émotion; ses yeux étaient tristes, sa barbe grisonnait, mais il se tenait droit malgré sa pauvreté et sa tristesse.
En réprimant un soupir, il se tourna vers sa fille de douze ans: sa tête grise penchée vers le visage innocent, il regarda sa fille droit dans les yeux. Il aurait voulu protester contre le destin cruel qui le forçait à se séparer d’elle. Comme il aurait voulu la ramener à la maison, pour continuer à veiller sur elle qui était si jeune ! Mais il se reprit et posa ses mains tremblantes sur la tête de sa fille comme pour la bénir encore une fois: “Rose, mon enfant, souviens-toi: D.ieu t’accompagne dans chacun de tes pas. Applique bien Ses lois. N’oublie jamais que le Chabbat garde les Juifs bien plus qu’ils ne le gardent. Tu te rends dans un pays lointain, un pays dur, mais n’oublie pas qui tu es. Observe le Chabbat – quels que soient les sacrifices que cela impliquera”.
“Papa, Papa !” Rose enfouit son visage dans la redingote usée de son père et leurs larmes se mêlèrent tandis que la sirène annonçait le départ. Il la regarda monter dans le bateau et la suivit des yeux tandis qu’elle s’éloignait inexorablement.
Pour Rose, une nouvelle vie commençait, mais rien n’était sûr: comment ses proches l’accueilleraient-ils ? Le pays était-il vraiment aussi riche qu’on le disait ? Trouverait-elle des gens avec qui parler ?
Dès qu’elle arriva à New York, ses cousins et cousines s’occupèrent d’elle et lui prodiguèrent conseils et encouragements. Elle était très mûre pour son âge, travailleuse et adroite. Bien vite on lui trouva un travail devant une machine à coudre.
La vie aux Etats-Unis était… différente. On lui fit comprendre que ses vêtements étaient… vieillots, qu’il était impensable de manger cachère et que la religion était un accessoire inutile. Mais Rose n’oubliait pas les derniers mots que lui avait dit son père. Elle mit des vêtements plus modernes, elle coupa ses lourdes nattes pour être à la mode, mais elle n’abandonna pas le Chabbat.
Chaque semaine sans exception, elle trouvait une autre excuse pour ne pas se présenter au travail samedi: une fois, c’était une rage de dent, une autre fois c’était des douleurs à l’estomac… Au bout de trois semaines, le contremaître avait compris: “Rose, lui dit-il avec compassion, j’apprécie votre travail et je vous trouve très sympathique mais cette histoire de Chabbat est incompatible avec notre usine. Soit vous travaillez samedi, soit vous cherchez un autre travail”.
Quand Rose raconta cela à ses cousins, ils prirent peur. Oui, elle devait travailler Chabbat et, pour cela, ils lui “expliquèrent”, plaidèrent que c’était pour son bien et qu’il fallait s’adapter comme tous les autres, d’ailleurs… Rose était si jeune, elle aurait voulu leur faire plaisir, mais les mots de son père raisonnaient dans ses oreilles: que pouvait-elle faire ?
Pour Rose, la semaine se passa dans un brouillard: “Papa n’est pas là pour m’encourager. Je veux être loyale envers mes cousins qui sont si accueillants. Je voudrais me faire des amies. Je veux m’adapter à ce pays mais comment puis-je abandonner tout ce que Papa m’a enseignée ?”
Vendredi elle se rendit au travail, sa gamelle à la main; toute la journée, elle s’activa devant sa machine, l’esprit ailleurs. Après tout, quoi de si terrible à agir de même le lendemain ?
Le soleil se couchait sur le Lower East Side.
Rose savait qu’il n’y avait pas de question. Elle était juive et garderait le Chabbat.
Le Chabbat aux Etats-Unis était loin d’être ce havre de paix qu’elle avait connu chez ses parents. Mais cette semaine, le Chabbat fut le pire de tous. Elle n’eut pas le courage de dire en face à ses cousins ce qu’elle avait résolu. Elle se leva donc tôt comme pour aller au travail et se mit à arpenter les rues de Manhattan. Elle s’assit sur un banc, fredonna les mélodies de Chabbat que son père chantait si bien, elle observa les gens et les pigeons en attendant l’apparition de trois étoiles dans le ciel.
Chabbat était terminé, elle avait réussi, mais cela lui coûterait cher. Elle avait perdu son travail et la confiance de sa famille.
“Barou’h Hamavdil…” Elle prononça doucement la bénédiction saluant la sortie du Chabbat. Il fallait maintenant affronter la dureté du monde. Rose se dirigea lentement vers la maison, ne sachant comme elle pourrait supporter les remarques déplaisantes de ses proches.
Quand elle entra, elle fut accueillie avec stupéfaction. “Rose ! Que… quoi… Je veux dire: d’où viens-tu ?”
Rose regarda son cousin Joe, elle ne comprenait pas son étonnement.
“Joe, que vais-je faire maintenant ? J’ai respecté Chabbat et j’ai donc perdu mon travail. Vous devez m’en vouloir terriblement !”. Elle pleurait, mais Joe la regardait bizarrement.
“Rose, tu ne sais pas ce qui est arrivé ? Un terrible incendie a ravagé ton usine. Seules quarante personnes ont survécu. Il n’y avait aucun moyen de s’échapper. Les gens ont même sauté par la fenêtre pour s’écraser au sol !”. La voix de Joe était saccadée et les larmes coulaient de ses yeux.
“Rose, comprends-tu ce qui t’est arrivé ? Tu es vivante parce que tu n’as pas travaillé Chabbat. Le Chabbat t’a gardée !”.
* * *
Le samedi 25 mars 1911, l’incendie avait complètement détruit l’usine de Triangle Shirtwaist et tué les cent quarante-six travailleurs immigrés. Mais comme c’était Chabbat, Rose ne s’y était pas rendue et elle avait survécu.
* * *
Comme l’avait dit son père, ce n’est pas tant les Juifs qui gardent Chabbat que le Chabbat qui les garde !
Yitta Halberstam et Judith Leventhal
traduites par Feiga Lubecki
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- Publication : 2 mai 2020