Ses yeux avaient vu ce que des yeux ne devraient jamais voir. Ses oreilles avaient entendu ce que des oreilles ne devraient jamais entendre. Il avait survécu aux horreurs de la Shoah.
Après la seconde Guerre Mondiale, il avait fui sa Hongrie natale pour traverser l’océan et recommencer sa vie aux Etats-Unis. Il se maria avec une survivante, comme lui et eut d’autres enfants. Il aida ses coreligionnaires à établir une nouvelle synagogue mais ce n’était pas comme “au vieux pays”. Même le jeune rabbin envoyé par le Rabbi de Loubavitch semblait différent des rabbins qu’il avait connus et respectés en Hongrie. Ce jeune homme était un érudit certes, énergique et plein d’imagination : il voyait déjà dans cette communauté la possibilité de créer une école juive, d’offrir des cours de Torah pour les adultes, de ramener des jeunes à la pratique du judaïsme…
Ses amis hongrois l’entendaient grogner avant la prière du matin : “Une Souccah sur un camion! Une Ménorah devant un centre commercial! Des Téfilines dans la rue! Et quoi encore?” On lui faisait gentiment remarquer que, grâce au rabbin, le nombre de fidèles avait doublé: de jeunes hippies entraient maintenant dans la synagogue. Certes ils portaient des bouches d’oreilles, des sacs à dos et de longues queues de cheval, une tenue peu habituelle dans un lieu de culte mais, au moins, ils venaient! Et tout cela grâce au nouveau rabbin. Puis l’école juive fut fondée pour de nombreux enfants souriants, de nouveaux magasins cachères apparurent et les colonies de vacances accueillirent de petits clients venus de toute la région.
Renfrogné, l’homme reconnaissait les faits depuis son siège, le dernier de la rangée du fond. C’était “son” siège, une place réservée que nul n’aurait osé occuper. Gare à l’enfant qui laisserait un papier de bonbon traîner sur ce siège. Il réagirait d’une voix si forte que toute la synagogue en tremblerait ! Tous seraient pris à partie: l’enfant, les parents et, bien sûr, le marchand de bonbons. Avec le temps, les membres de la synagogue apprirent à tolérer et même à respecter cet homme nostalgique du “vieux monde” et qui avait vécu tant d’épreuves.
Un Chabbat matin, alors que le rabbin donnait un cours de pensée juive avant la prière, l’homme entra dans la synagogue, marcha jusqu’au banc du fond et s’arrêta net: quelle horreur! Sur son siège, oui sur son siège, il y avait un livre, un livre avec des photos, l’album célébrant les trente ans de leadership du Rabbi! “Comment? Quelle honte! Un livre de photos dans une synagogue!” Il saisit le livre et le jeta rageusement sous un banc !
Le cours s’arrêta net: le silence emplit la salle. Le rabbin se leva, marcha calmement vers le fond de la synagogue et raconta une histoire :
“Quand Rabbi Chnéour Zalman, fondateur de la Hassidout ‘Habad, se trouvait en prison à la suite d’accusations mensongères, ses disciples sollicitèrent l’aide d’un Juif bien connu pour son opposition à l’enseignement ‘hassidique. L’homme accepta à condition que le Rabbi s’engage à rendre visite à trois érudits de la communauté non-‘hassidique. Rabbi Chnéour Zalman accepta et, après sa libération, se rendit chez ces érudits. Lors d’une de ses visites, il remarqua un livre que quelqu’un avait poussé d’un coup de pied sous une chaise. C’était le “Noam Eliméle’h”, une œuvre ‘hassidique écrite par le célèbre Rabbi Eliméle’h de Lyzensk. Ému et saisi, Rabbi Chnéour Zalman ramassa le livre, l’embrassa respectueusement et le posa soigneusement sur la table.
“Son hôte, l’érudit, le considéra avec dédain. “Connaissez-vous l’auteur de ce livre ? ” demanda-t-il sur le ton de la plaisanterie.
“Je vais vous avouer la vérité, répondit le Rabbi. Si vous saisissiez cet auteur, et que vous le poussiez sous une chaise et si vous vous asseyez sur cette chaise, il ne protesterait pas et accepterait son sort avec humilité. Telle est sa grandeur!”
Le jeune rabbin conclut: “Et moi, je dis la même chose! Si vous placiez le Rabbi lui-même sous un banc, il l’accepterait sereinement! Telle est sa grandeur!”
Le cours reprit, l’incident était clos. Du coin de l’œil, le rabbin remarqua qu’on avait ramassé le livre, on en avait secoué la poussière et on l’avait rangé sur une étagère.
Quelques mois passèrent. Un jour, l’homme s’approcha du rabbin: “Je me rends en Israël la semaine prochaine. Je ferai escale à New York et je veux voir votre Rabbi: je veux en avoir le cœur met et vérifier s’il est aussi humble que vous le prétendez. Vous voyez, je me souviens de votre histoire!”
Il arriva dans la synagogue, 770 Eastern Parkway à Brooklyn, juste au moment où le Rabbi entrait pour Min’ha, la prière de l’après-midi. L’homme se souvenait des maîtres ‘hassidiques qu’il avait connus dans la Hongrie d’avant la guerre: leur sainteté, leurs connaissances, leur bonté… Mais la remarque du jeune rabbin sur l’humilité absolue de son Rabbi l’avait surpris. Après tout, le Rabbi exerce une influence sur le monde entier, ses émissaires dirigent écoles et synagogues sur les cinq continents, comment pouvait-il néanmoins représenter l’humilité personnifiée?
Curieux, il observa le Rabbi qui entrait: il était vêtu d’une simple redingote noire, d’un chapeau en feutre comme le jeune rabbin de sa ville. Ses secrétaires le suivaient à distance respectueuse. Le Rabbi avançait, avançait et s’arrêta net devant lui. Il se baissa et ramassa un bout de papier qui traînait par terre. Puis il se releva, regarda fixement le visiteur et continua jusqu’à sa place.
L’assemblée entama la prière, mais le visiteur n’entendit rien. Stupéfait il avait réalisé que l’humilité du Rabbi était bien supérieure à ce que lui avait dit son rabbin. Nul n’avait forcé le Rabbi à se baisser pour nettoyer la synagogue, ni les secrétaires, ni les centaines de ‘Hassidim… C’était une véritable humilité, à un degré qu’il n’avait jamais rencontré “dans le vieux pays”…
Maintenant il se sentait rassuré. Il savait pourquoi le Rabbi lui avait lancé ce regard pénétrant. Il cesserait dorénavant de se montrer pointilleux sur des détails sans valeur, de toujours trouver des fautes chez ces gens qui se dévouaient corps et âme pour le bien de leur communauté. Maintenant il aiderait le rabbin, sponsoriserait sa Souccah mobile et contribuerait à la bonne marche de l’école juive. Le Rabbi lui avait enseigné qu’il fallait agir. Et c’est ce qu’il fit.
El’hanan Lesches
Traduit par Feiga Lubecki
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- Publication : 1 novembre 2013