Reb Azriel David Fastag était un simple commerçant qui gagnait péniblement sa vie grâce à un petit magasin de vêtements à Varsovie. Mais il était connu pour bien autre chose : sa voix exceptionnelle et les Nigounim, les mélodies émouvantes qu’il composait pour les jours de fête. C’était lui qui conduisait la prière dans la synagogue tandis que ses frères l’accompagnaient en chœur. Nombreux étaient les fidèles qui étaient prêts à marcher des kilomètres pour participer à sa prière tant sa voix claire et émouvante affectait tous ceux qui l’entendaient. Même son Rabbi, Rabbi Chaoul Yedidya Elazar de Modzitz appréciait tout particulièrement ses Nigounim et, chaque fois que Reb Azriel David venait avec un nouveau Nigoun, c’était un jour de fête pour le Rabbi.
De sombres nuages s’amoncelaient sur le judaïsme européen. Malgré les terribles décrets, l’étoile jaune, les ghettos, les humiliations et la faim, les Juifs ne pouvaient pas imaginer le sort terrible qui les attendait.
Au milieu de la nuit, ils étaient réveillés en sursaut ; les hommes étaient séparés de leurs épouses, les enfants de leurs parents. Souvent les vieillards étaient assassinés sur le champ, sous les yeux horrifiés de leurs proches tandis que des familles entières étaient poussées dans des wagons à bestiaux vers des endroits maudits où leur existence ne troublerait plus les Nazis : Auschwitz, Treblinka, Maidanek…
Dans les trains bondés où macérait encore la saleté des animaux, sans lumière et sans eau, les détenus tentaient de respirer, de calmer les enfants, d’espérer encore malgré les cris et les pleurs.
Mais dans un wagon, un vieux Juif, aux habits rapiécés, le visage blanc comme la neige, demanda à son compagnon d’infortune de lui rappeler la mélodie de « Maré Cohen » que chantait le Rabbi de Modzitz à Yom Kippour.
« Maintenant ? Tout ce qui vous manque, c’est un Nigoun ? » répondit l’autre avec un regard dur, persuadé que le ‘Hassid avait perdu la raison, ne se rendait pas compte de la situation.
Mais Reb Azriel David Fastag ne prêtait plus attention ni à son voisin ni à personne d’autre. Il se voyait debout, près de son Rabbi à Yom Kippour et c’était lui qui conduisait la prière pour le Rabbi et tous les ‘Hassidim.
Soudain devant ses yeux, il aperçut le livre ouvert à la page des « Treize Articles de la Foi » de Maïmonide ; le douzième brillait en lettres de feu : « Ani Maamine Béémouna Chléma Beviat Hamachia’h ; Veal Al Pi Cheyitmaméa Im Kol Zé A’haké Lo Be’hol Yom Cheyavo ». « Je crois d’une foi parfaite dans la venue du Machia’h. Et même s’il venait à tarder, malgré cela, j’attendrai chaque jour qu’il vienne ». Fermant les yeux, il médita ces mots et décida : « C’est maintenant, quand tout semble perdu, que la foi du Juif est mise à l’épreuve, c’est le moment de redire ces paroles ! »
Imperceptiblement, il répéta ces mots, encore et encore, sur une mélodie qu’il était en train d’inventer. Oui là, au milieu de la nuit et de la mort, parmi ses compagnons désespérés en route vers Treblinka, le ‘Hassid se transforma en une colonne de chant, tirant de ses poumons ensanglantés une force surhumaine pour chanter l’éternité du peuple juif. Il ne remarqua pas que le silence s’était installé dans le wagon, que des centaines d’oreilles l’écoutaient avec stupéfaction et que, petit à petit, d’autres voix se joignaient à la sienne, d’abord doucement puis de plus en plus fort.
Comme s’il se réveillait d’un rêve, Reb Azriel David ouvrit les yeux : ils étaient rouges à force de retenir ses pleurs. D’une voix étranglée, il s’écria : « Je donnerai la moitié de mon Olam Haba, de mon monde futur à celui qui apportera mon Nigoun au Rabbi de Modzitz ! »
Un surprenant silence se fit dans le wagon. Deux jeunes gens s’avancèrent, promirent d’apporter le Nigoun au Rabbi, au péril de leur vie. L’un monta sur les épaules de l’autre, découvrit une petite ouverture, l’écarta et glissa la tête au-dehors :
- Que vois-tu ? lui demanda l’autre.
- Je vois le ciel au-dessus de nous, les étoiles qui scintillent et la lune semble me regarder affectueusement.
- Et qu’entends-tu ?
- J’entends, répondit l’homme, j’entends les anges du ciel qui chantent avec nous Ani Maamine et qui apportent ce Nigoun à travers les sept cieux jusqu’au Saint-Béni-soit-Il ! »
Encouragés par leurs compagnons d’infortune, les deux s’élancèrent par ce trou et sautèrent du train en marche. L’un succomba immédiatement à la chute. L’autre parvint à se relever et à s’échapper.
Après la guerre, il finit par arriver en Terre Sainte et confia au fils du Rabbi à Tel-Aviv les notes qu’il avait retranscrites. Celles-ci furent envoyées par courrier à Rabbi Chaoul Yedidya Elazar qui, après avoir traversé toute l’U.R.S.S. jusqu’à Shangaï, était parvenu à New York.
Quand il reçut ces notes et qu’on chanta devant le Rabbi le dernier Nigoun qu’avait composé Reb Azriel Zelig dans le train de la mort, le Rabbi déclara : « Quand ils ont chanté ce Nigoun, les piliers du monde ont tremblé. Maintenant D.ieu dit : « Chaque fois que les Juifs chanteront Ani Maamine, Je me souviendra des six millions de victimes et J’aurai pitié de Mon peuple ».
On raconte que le premier Yom Kippour où le Rabbi de Modzitz chanta Ani Maamine, des milliers de Juifs se trouvaient dans sa synagogue. Toute l’assemblée éclata en pleurs qui tombèrent comme de l’eau dans l’océan de larmes et de sang versés par le peuple juif. Le Nigoun se répandit dans toutes les communautés.
« C’est avec ce Nigoun, dit Rabbi Chaoul Yedidya Elazar que les Juifs ont marché vers les chambres à gaz. C’est avec ce Nigoun qu’ils danseront à la rencontre du Machia’h ! »
Yitzchok Dorfman
www.modzitz.org
traduit par Feiga Lubecki
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- Publication : 13 septembre 2017