De toutes les définitions qu’on a données de l’art, il en est une qui me touche réellement: “L’art est ce qui fait tomber les murailles érigées contre le bien” (Tarkovsky).
Les artistes sont réputés pour exprimer l’époque dans laquelle ils vivent. Un artiste juif à notre époque peut choisir de se consacrer à éveiller l’identité juive de ses coreligionnaires. Juste avant la date prévue pour une exposition de mes œuvres en 2003, je me suis rendue en Argentine, pays où je suis née, pour un bref séjour à l’occasion du premier anniversaire du décès de mon père. Mon passeport argentin arrivait à expiration et je devais le faire renouveler. On me dit que je pouvais venir le récupérer samedi. Mon avion de retour était prévu pour le dimanche.
J’informai le fonctionnaire du bureau des passeports que je ne pouvais pas venir Chabbat. Elle déclara qu’elle était désolée mais ne pouvait pas changer la date. Si vraiment je ne pouvais pas venir moi-même, je pouvais envoyer quelqu’un d’autre le chercher. Mais cette solution ne me plaisait pas car je n’étais pas sûre que cela soit permis par la loi juive.
A l’époque de mon enfance, en Argentine, un citoyen aurait eu peur de demander à s’adresser au supérieur hiérarchique dans une administration. Mais les temps avaient changé et je tentai de surmonter mon ancienne appréhension. Appelé, le supérieur s’avéra être un virulent antisémite.
Quand j’annonçai que je désirais récupérer mon passeport vendredi car je respectais le Chabbat, il se mit dans une colère noire. Son visage devint tout rouge et il se mit à hurler.
Dans le bureau des passeports, les fonctionnaires comme les usagers s’étaient arrêtés de parler, comme pétrifiés par ses cris: “Vous ne pouvez pas venir parce que vous respectez Chabbat? Parce que vous respectez Chabbat? Ma parole! Je jure que vous ne respecterez pas ce Chabbat! Je m’en occuperai personnellement!” Tentant de ne pas me montrer impressionnée, je demandai calmement: “Je veux parler au responsable! Je viens des Etats-Unis et je suis habituée à la liberté de culte!”
Cette remarque eut le don de le rendre encore plus furieux. Il prétendit qu’il n’avait pas de supérieur hiérarchique, qu’il était le chef dans ce bureau. Il jura qu’il parviendrait à me faire profaner Chabbat: “Je me chargerai personnellement de votre dossier, personne ne saura où se trouve votre passeport: vous seule pourrez venir le chercher et seulement Chabbat!” Bien que l’amiral Videla fût en prison et que l’Argentine fût devenue plus démocratique et plus sûre que dans mon enfance, j’étais forcée de constater que l’anti sémitisme était loin d’avoir disparu.
Je téléphonai à mon mari et mes enfants qui attendaient mon retour pour dimanche. Je leur avais préparé un calendrier avec des petites cases à remplir pour chaque jour passé pendant mon absence.
Mais je n’étais plus du tout certaine de la date de mon voyage. Si je ne pouvais pas prendre l’avion dimanche – faute de passeport – je devrais trouver un autre vol, peut-être une semaine plus tard... Plusieurs personnes intercédèrent en ma faveur mais sans succès. Finalement, le vendredi, je louais les services d’un avocat qui m’accompagna, exigea et obtint (!) mon passeport. D.ieu merci, je parvins donc à rentrer chez moi tandis que mes filles cochaient triomphalement la dernière case du calendrier.
Pour moi, c’était la victoire du Chabbat, de la Torah, du judaïsme! L’exposition devait avoir lieu dans la semaine. Quel contraste! Aux Etats- Un i s, vous pouvez organiser une exposition de peintures à thème juif. De plus, dans ce pays, un tableau juif peut m ê me gagner un prix. Malgré plus de 60 concurrents, mon tableau “Passport One” représentant le Rabbi âgé d’une vingtaine d’années, d’après sa photo de passeport gagna le Premier Prix! Je ressentais avec certitude que D.ieu m’avait récompensée pour le courage dont j’avais fait preuve à propos de mon propre passeport... Combien nous devrions apprécier la liberté dont nous jouissons aux Etats- Unis et dans les autres pays libres! Le tableau était juif sans l’ombre d’un doute, mais cela ne l’empêcha pas de gagner le Premier Prix. Une femme est revenue trois fois à l’exposition pour admirer “Passport One”.
Elle m’expliqua qu’elle n’était pas pratiquante mais ne pouvait s’arrêter de contempler ce tableau. Je lui expliquai que le portrait du Rabbi touchait sans doute son “Pintele Yid”, son étincelle juive, son âme profonde même si elle-même ne pratiquait pas. Cela la fit réfléchir et elle revint, accompagnée cette fois de son père âgé de 90 ans.
Ce tableau continua d’attirer la foule durant toute l’exposition. Bien entendu, j’aurais pu gagner plus d’argent en signant d’autres genres de portraits, mais je ne veux pas que mon art ne soit qu’un moyen de gagner ma vie. Je veux utiliser mes capacités pour le bien, accomplir quelque chose pour le judaïsme. Je remercie mon père, de mémoire bénie, pour l’atmosphère qu’il avait su créer dans notre maison, en suspendant aux murs de notre salon des tableaux d’inspiration hébraïque, un souvenir d’enfance qui m’accompagne encore aujourd’hui. Mon père était l’homme le plus joyeux que j’ai jamais rencontré et je lui dédie cet article.
Rosa Katzenelson
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Le’haïm Traduite par Feiga Lubecki
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- Publication : 18 décembre 2013