Il y a quelques semaines, j’ai été invité à passer Chabbat à Las Vegas : je devais participer par ma ‘Hazanout (chant cantorial) à l’inauguration d’une magnifique synagogue dont le rabbin est Rav Israël Shanowitz, émissaire du Rabbi dans cette capitale mondiale du jeu.
Durant le troisième repas de Chabbat, Rav Shanowitz me demanda de chanter des mélodies ‘hassidiques pour accompagner les derniers moments du Chabbat. J’entamai donc le «chant de Poltava», un chant typiquement Loubavitch. Les convives m’écoutaient attentivement et se laissaient porter par le message et les sentiments reflétés par ce chant.
Je continuai avec un autre «Nigoun», une chanson sans paroles qui accompagne souvent les réunions ‘hassidiques et que j’apprécie particulièrement. Entraîné par la musique, je remarquai cependant que l’un des convives ne me quittait pas des yeux : il semblait hypnotisé et, dès le début, ne bougea pratiquement plus. Quand je terminai, il semblait être sur des charbons ardents, il avait certainement un commentaire important à apporter à toute l’assistance. Il demanda la permission de raconter une histoire à propos de ce chant, permission qu’on lui accorda bien volontiers.
«Comme vous le savez, bien que je sois un fidèle de cette synagogue, j’ai passé la dernière fête de Pessa’h à Los Angeles. Avec toute ma famille, j’étais invité chez Rav Chlomo Cunin, le principal émissaire du Rabbi en Californie, qui est à la tête d’un énorme réseau de synagogues, écoles, centres de réhabilitation, centres communautaires etc… Durant notre séjour, il nous a raconté de nombreuses anecdotes, toutes plus intéressantes les unes que les autres mais l’une d’entre elles m’a vraiment bouleversé. Cela s’est passé, il y a à peu près 35 ans. Rav Cunin était alors un jeune homme qui débutait dans ses activités communautaires : il donnait des cours et des conférences sur les campus universitaires dans tous les Etats-Unis. Il expliquait le judaïsme, tentait d’influencer les Juifs à mieux pratiquer les commandements, à étudier davantage les textes sacrés… C’était l’époque des Hippies : les étudiants se rebellaient contre toutes les autorités, les idées les plus bizarres étaient adoptées avec enthousiasme, il n’y avait plus de morale et d’éthique, rien ne devait être interdit.
Un jour, Rav Cunin se retrouva à l’Université Brandeis du Massachusetts. Il était prévu qu’il donne un cycle de conférences devant des centaines d’étudiants : comme cela arrivait régulièrement, là aussi un des étudiants n’arrêtait pas de le provoquer, de l’interrompre sans ménagement en cherchant à le ridiculiser. Il se prétendait complètement athée, ne croyant en rien : selon lui, ce monde n’avait pas de Créateur et aucune autorité supérieure ne le gouvernait. Les événements se déroulaient dans un chaos aveugle et rien n’avait d’importance.
Après plusieurs jours d’échanges d’idées dans la confusion et la quasi impossibilité de poursuivre une discussion courtoise à cause de cet étudiant perturbateur, Rav Cunin changea de tactique : il allait enseigner à ses interlocuteurs un chant ‘hassidique : la musique n’est-elle pas la plume de l’âme ? Au-delà de la logique et des arguments, une mélodie ‘hassidique pouvait toucher le cœur du Juif le plus rebelle.
Il chanta et recommença, encore et encore ; la plupart des étudiants chantaient maintenant avec lui sauf un : celui qui se définissait comme athée. Il était comme recroquevillé sur lui-même et on voyait que le chant perçait toutes les carapaces de son cœur : il écoutait intensément, comme s’il ne voulait perdre aucun des mouvements de cette mélodie si poignante.
Après le départ des autres étudiants, il s’approcha de Rav Cunin. Lui qui parlait toujours avec assurance avait maintenant la voix étranglée par l’émotion : «Monsieur le rabbin ! Vous m’avez brisé avec cette mélodie ! Je suis complètement bouleversé : jamais je n’aurais pensé que cela pouvait m’arriver !»
- Que se passe-t-il ? lui demanda gentiment Rav Cunin, peu rancunier.
- Voilà : je suis né et j’ai grandi dans une petite ville perdue au fond de l’Iowa, dans cet état américain connu pour ses immenses prairies et son nombreux bétail. Nous, les enfants, nous savions que nous étions juifs mais c’était tout. Notre grand-père, le père de ma mère, avait émigré d’Europe Centrale au début du siècle : il respectait strictement la cacherout et ne mangeait pas les repas de sa fille, ma mère. Il se nourrissait de fruits et légumes et disposait d’une petite casserole dans laquelle il faisait cuire des œufs ou des pommes de terre. Malgré ou à cause de notre différence d’âge, je l’aimais beaucoup et nous avions de grandes conversations ensemble.
Un matin, alors que je me préparais à prendre le transport scolaire, il me fit asseoir sur ses genoux : «Je veux t’enseigner quelque chose d’important… une vieille mélodie ‘hassidique. Souviens-toi toute ta vie de cette mélodie, mon petits-fils chéri, peut-être qu’un jour cela t’aidera !». Il s’est mis à chanter, les yeux fermés, comme s’il était en présence de son Rabbi là-bas, dans «le vieux pays», encore et encore… Bouche bée, je l’écoutai et me mis à fredonner avec lui. L’heure de partir à l’école arriva et je quittai mon grand-père.
Le soir quand je revins, mon grand-père n’était plus de ce monde : il avait été terrassé par une crise cardiaque…
Depuis ce jour, je tente de me souvenir de la mélodie que mon grand-père a chantée la dernière fois que je l’ai vu… Mais je n’ai jamais réussi. Malgré tous mes efforts durant des années, je n’ai pas pu m’en rappeler. Je suis arrivé à l’Université, j’ai rejeté toute croyance et tous les rituels. Combien de fois ai-je cru retrouver la mélodie de mon grand-père, je l’avais sur le bout de la langue mais… Quand vous avez commencé à chanter, j’ai réalisé que c’était la mélodie de mon grand-père ! Tout ce que j‘avais enfoui dans ma conscience est remonté à la surface. C’était cela que mon grand-père avait chanté le jour de sa mort !»
Bien entendu, à partir de ce jour, le «rebelle» changea complètement d’attitude : il écouta attentivement Rav Cunin, but littéralement ses paroles et progressivement, son agressivité anti-religieuse disparut. Il accepta d’accomplir une Mitsva puis une autre… Certainement son défunt grand-père est maintenant fier de lui !» conclut Rav Cunin.
Depuis Pessa’h, continua le convive, je tente de me souvenir de ce «Nigoun», de cet air ‘hassidique. Mais en vain ! Et justement vous l’avez chanté !»
Un silence recueilli se fit autour de la table puis, après ce moment d’intense émotion, nous avons repris tous ensemble ce «Nigoun»…
Reb Mordechai Zigelbaum
Si’hat Hachavoua
traduit par Feiga Lubecki
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- Publication : 22 juin 2014