Pour rendre compte, dans sa dimension spirituelle la plus profonde , de la notion d'exil, de galouth , la Tradition a recours classiquement à la métaphore du rêve .

Que donne donc à voir le rêve ? Des images désordonnées, incohérentes . Comme aucune trame rationnelle ne relie alors la cause à l'effet , le rêve peut revêtir des formes qui défient l'imagination. Et ce qui est remarquable , du point de vue de celui qui rêve, c'est que le monde onirique lui apparaît tout à fait ordinaire et réel. La distorsion surréaliste qui est si apparente au réveil, est acceptée tout naturellement dans le contexte du rêve. Celui qui rêve peut être terrifié par quelque chose qui, autrement, ne susciterait qu'un sourire étonné. Il peut pleurer à chaudes larmes d'une situation qui, pour une conscience éveillée, n'est en rien triste et donner de l'importance à des détails insignifiants tandis qu'il ignore de véritables éclairs de créativité ou de génie qui, parfois, traversent son rêve. Ses idées, ses sentiments, ses priorités et ses projets, se plient totalement aux événements qui jalonnent l'univers onirique .

L'exil, d'une certaine manière, a à voir avec le rêve . N'a t'on pas aussi le sentiment d'y être " chez soi ". Chez soi dans le fauteuil confortable des habitudes . Chez soi devant la table abondamment garnie . Pas même étonné, peut-être, des images insensées, au sens précis de ce terme, que déverse la télé-poubelle de la société du spectacle. On peut alors, toute la journée durant, dépenser son énergie dans l'accumulation des choses ou pour une brève illusion de pouvoir, avec l'impatient désir d'être conforme aux puériles images publicitaires . Et ce comportement, plus que simplement " normal ", peut même être vécu comme exemplaire.

La métaphore du rêve, cependant, soulève une question intéressante. Comment, si nous sommes englués dans ce monde onirique, si, a fortiori, nous sommes en quelque manière les produits de ce rêve, en prendre conscience ? Comment, alors que ce rêve est vécu comme un réel objectif ? Et, pour élargir la question, peut-on espérer qu'un monde aveugle à sa propre folie puisse aspirer à sa libération, vouloir déchirer le voile de l'illusion, revendiquer la rédemption ?

La réponse tient à ce que l'obscurité de l'exil n'est pas absolue. Ceux pour qui cette obscurité n'est que partielle sont comme des rêveurs qui sauraient qu'ils rêvent. Ils parviennent, de ce fait, à prendre leurs distances, à tenir en respect le monde des apparences. Eux seuls, peuvent vraiment ressentir la dimension tragique de l'exil. C'est la grandeur du judaÏsme, quant à lui, que d'appeler à l'éveil. Depuis deux mille ans, les juifs sont dans l'attente d'une révélation messianique et, pour atteindre cet indépassable horizon, se comportent, avec le ritualisme complexe de leurs mitzvoth ( les commandements divins), d'une façon peu compréhensible aux yeux du monde. Les juifs, par essence, transcendent le galouth : ils ont, de ce fait , la capacité et la responsabilité de faire advenir la libération, non seulement pour eux-mêmes, mais, tout autant, pour l'humanité entière.

Mais bien que la métaphore du rêve rende compte de ce que le Tout-Puissant peut, en apparence, Se détacher de la Création qu'il anime en fait constamment, elle ne nous donne aucune explication de Ses motifs: pourquoi, en effet, ce monde est-il dirigé de telle façon que les hommes sont capables de nier l'existence du Créateur et de rejeter les concepts Divins de justice et de miséricorde. Dans quel but D.ieu agit-il ainsi?

La réponse est que le Galouth n'a aucune réalité; il n'a pas de signification propre. Au contraire, il a été spécialement prévu pour être vaincu et nié. Le Tout-Puissant S'est caché dans le but d'être trouvé. D.ieu fait de "grands efforts" pour donner au monde l'apparence d'un bateau sans pilote. Car c'est parce que le Créateur S'est si bien caché que nos actions sont significatives. Si le monde donnait ouvertement à voir le divin, ses habitants seraient, bien évidemment, attirés par lui comme la limaille par l'aimant. La recherche de D.ieu serait naturelle et sans effort; elle n'aurait alors, en soi et pour soi, aucune valeur. Les actions des hommes refléteraient simplement un tropisme inévitable pour la sainteté. Dans la situation actuelle du monde, au contraire, la recherche individuelle de la sainteté (peu importe qu'elle soit limitée) a une valeur inestimable, justement parce qu'elle ne va pas de soi. Nous devons faire effort, lutter contre nos penchants et le lourd fardeau de nos habitudes. Par l'effet du Galouth, l'accomplissement de chaque mitzvah est hautement significatif. Le Tout-Puissant n'a pas, si l'on peut ainsi dire, créé un monde parfaitement conforme à Son désir, parce que, dans Son infinie bonté, II a voulu assigner une part de cette tâche aux juifs.

De la métaphore du rêve on peut encore déduire un autre aspect du Galouth . Une caractéristique essentielle du rêve, qui le distingue de la simple rêverie éveillée, est l'impression de chaos qui s'en dégage. Le rêve semble n'être soumis à aucune limite. Aussi, des révélations de l'esprit , si lumineuses et originales qu'elles transcendent les restrictions du langage ou de la pensée rationnelle, peuvent se révéler à travers l'activité débridée de l'imagination au cours du rêve. Et de même, la source de l'exil est si élevée que son expression matérielle, ici-bas, peut apparaître à nos esprits limités comme un incompréhensible chaos. C'est qu'à cette source, la lumière est si intense qu'aucun récipient n'est capable de la contenir. La mission du peuple juif, tout au long du Galouth, est de transformer le monde fini en un "récipient" apte à révéler cette lumière, autrement dit de transformer l'obscurité en lumière. Le chemin donné à suivre est celui de l'accomplissement de la Torah, dont la source est elle aussi transcendante. Le raffinement et la transformation de tous les éléments de l'existence matérielle en des "récipients" aptes à révéler la Divinité, prépare le monde à la rédemption qui est la révélation de l'Essence Divine.

C'est à ce moment-là que le Galouth, cette chimère utile, aura atteint son but et s'évanouira comme le fait une difficile énigme lorsqu'on en a trouvé la solution. Là est le sens de la supplique adressée à D.ieu trois fois par jour, dans nos prières quotidiennes: "Toute la journée, nous espérons Ton Salut".


B. Ziegelman