Quand même bizarre l'attitude de Pharaon ! Arrêtez-vous un instant sur le récit du passage de la Mer Rouge. Que voit-il donc, le courroucé monarque?

Un peuple tout entier qui traverse la mer à pied sec, précédé par une colonne de feu et entre deux murailles d'eau. Vous y seriez allé, vous, à sa place à la poursuite des Hébreux ? Même Indiana Jones y aurait réfléchi à deux fois. Pas Pharaon ! Pour lui, pas de question, il y va. Et jusqu'au bout, jusqu'à ce que la mer, comme il aurait au moins pu le craindre se referme sur lui et sur toute son armée.

Alors ? Un peu limité au plan neuronal le maître de l'Egypte ?

C'est plus compliqué que ça. Pharaon est , pour aller vite, un adorateur de l'extrême immanence. Pour lui rien ne peut venir troubler l'ordre éternel du monde, de la"nature".

OK, Pharaon a bien ses petites pratiques magiques. Il croit à un arrière-monde qui appartient au monde "naturel" de son temps. Mais il ne peut reconnaître une transcendance vraie : le monothéisme est, pour lui, une idée plus qu'inadmissible. Inenvisageable.

Confronté au miracle qui advient là, sous ses yeux, Pharaon pourrait réagir rationnellement. Reconnaître l'effet d'une Force Omnipotente. Mais c'est trop difficile. Pharaon s'est enfermé dans son monde et , même devant l'évidence, il ne peut accepter d'en sortir : il lui faudrait autrement renoncer à quelque chose de trop essentiel.

Pas si antique que ça Pharaon ! Les chars, les pyramides, d'accord ça date. Mais le fond de l'attitude de Pharaon, vous êtes sûrs qu'elle ne vous rappelle rien de très contemporain?

Ne soupçonnez-vous pas le matérialisme de Pharaon , tendances magiques comprises, d'être passablement répandu, peut-être même d'être, pour notre temps, une sorte d'idéologie molle qui fait que la "nature" n'est plus simplement un mot un peu trop commode mais une réalité absolue, éternelle ( les avancées de la physique rendent cette thèse aristotélicienne de plus en plus difficilement soutenable) ou , plus fort encore, auto-créée.

Une idéologie aux contours incertains qui veut ignorer avec une application parfois puérile l'hypothèse même d'une transcendance : le monde connu (ce qui, au demeurant, fait encore bien peu de choses) s'imposerait donc à nous comme un horizon absolu. Comme l'herbe du pré à la vache qui le broute. Et rumine, rumine, rumine...

Plus génant : n'y a t-il pas un peu d'un Pharaon plus subtil en chacun de nous? Nous qui ne savons plus reconnaître, chaque matin le premier, le plus grand de tous les miracles : voilà, il y a un monde et non pas rien.

Il faut décidemment, jour après jour, sortir d'Egypte.


Daniel COHEN