La constitution d’une implantation juive

     Tout au long de cette période(109), de nouveaux résidents juifs avaient fait leur apparition dans notre région. Ceux-ci venaient des villes qui avaient été évacuées à cause de la guerre. Parmi eux, il y en avait plusieurs que nous connaissions. C’est ainsi que nous avons été connus, dans toute la région.

     D’une part, il nous était agréable de voir se constituer une implantation juive, d’une certaine façon, en cet endroit, mais, d’autre part, nous commencions à ressentir le changement intervenu dans notre situation, de façon générale. Effectivement, celle-ci n’était pas agréable, y compris matériellement. Tous s’efforçaient de nous venir en aide, mais le simple fait d’être tributaire de cette aide n’inspirait pas la largesse d’esprit, au-delà de toute mesure.

     Le plus grand honneur qui nous était témoigné par ces hommes s’exprimait, très simplement, par le fait de venir passer un peu de temps avec nous, ce à quoi nous n’étions plus habitués depuis longtemps déjà. De nombreuses familles étaient arrivées dans la région. Des hommes et des femmes venaient donc nous rendre visite. Parfois, ils venaient même nous demander conseil.

     De la sorte, notre vie se rapprochait de plus en plus de la normale. Mais, le temps qui s’écoulait exerçait clairement son effet sur nous et une pensée se formait, qui se répandait dans l’air ambiant : « Quelle sera l’issue ? ».

     Entre-temps, il y a eu de fortes vagues de chaleur et notre état de santé s’est dégradé, en conséquence. Nous étions totalement coupés de ce qui se passait dans notre maison, à cause des événements de la guerre. C’est seulement une fois de temps en temps que des courriers parvenaient à transpercer la muraille, quand ils étaient apportés par des voyageurs quittant leur ville pour se rendre dans des endroits lointains. Ces lettres nous rappelaient notre vie, de par le passé, à proximité de nos bons amis, avant la solitude qui était désormais notre lot.

La question se pose de nouveau : que mangerons-nous ?

     La question : « que mangerons-nous ? » se posait pour nous, dans toute son acuité. Certes, il n’est pas agréable de multiplier les propos, à ce sujet, mais quand quelqu’un ne mange pas à sa faim pendant une longue période, quand il lui arrive même de souffrir de la faim, la question de la nourriture devient essentielle pour lui, dans le combat pour sa survie.

     En pareil cas, s’éveille la volonté d’investir toutes ses forces, afin d’éviter sa propre perte, à cause de cette peur permanente du lendemain.

Le moyen de chasser les moustiques

     Nous cherchions toujours d’autres endroits pour nous procurer de la farine, afin de confectionner des Lepyachkès(110), une sorte de pain plat, que l’on obtenait avec de la levure ou bien avec du bicarbonate de soude(111). Pour faire cuire ces pains, il fallait courir et c’est essentiellement à moi que cela incombait, car je voulais éviter cette charge à mon mari.

     Il était donc nécessaire de cueillir des petites brindilles qui avaient été séchées par le soleil ardent, ou encore des herbes épaisses qui étaient devenues tellement sèches qu’elles brûlaient comme de la paille. Ces moyens de combustion permettaient d’allumer un feu, en un court instant. C’est la raison pour laquelle il fallait en disposer, en permanence.

     Durant la journée, sous le soleil brûlant, il était impossible de quitter la maison et d’en effectuer la cueillette. Dans la nuit, en revanche, il faisait plus frais. Certes, les moustiques piquaient et l’on devait terminer le travail au plus vite, se dépêcher de choisir les brindilles les plus sèches, puis regagner aussitôt la chambre, où tout était hermétiquement fermé, afin d’empêcher les moustiques d’y entrer.

     Il y avait aussi un autre moyen de chasser les moustiques, qui volaient partout. C’était de produire une fumée touffue. Aussi, lorsque nous éprouvions l’envie de nous asseoir, pendant quelques instants, à l’air libre, après une journée difficile, nous devions brûler des matériaux qui produisent une pâle fumée sans faire de feu, afin d’éviter la lumière qui attire les insectes.

     Très souvent, des vents très forts soufflaient, là-bas. Quand c’était le cas, ils projetaient la fumée de la paille mélangée à de la boue directement sur nos visages. Cela avait un goût très désagréable. Mais, malgré tout cela, faire de la fumée était très efficace, car les insectes qui volaient tout autour se sauvaient, de ce fait.

     Cependant, avec le temps, les sens des insectes se sont développés, d’une façon ou d’une autre et ils se sont habitués à la fumée. Cela nous faisait rire et nous cherchions d’autres moyens de se préserver de ces invités indésirables.

     C’est donc de cette façon que se sont écoulés les mois de l’été. Notre problème essentiel était de nous procurer de la nourriture, afin de ne pas avoir à endurer la faim. A chaque fois, nous l’obtenions d’une manière différente. Une fois, nous avons pu nous procurer des céréales pour en faire de la bouillie, une autre fois c’était de la farine et une autre fois encore, du maïs, dont les graines étaient écrasées. Lorsque notre situation financière était meilleure, nous faisions cuire tout cela avec du lait et du beurre. C’était bon et nourrissant.

     Je me souviens être entrée, une fois, dans une maison, pour y faire un certain arrangement. Il y avait là, sur la table, des beignets au fromage et une boisson au cacao, qui étaient servis. Ceux qui résidaient dans cette maison étaient des Juifs riches, qui avaient été chargés par l’administration de l’état de gérer la distribution de la nourriture au public.

     Ils m’ont donc proposé de goûter ces aliments, car leur maison était cachère. Pour ma part, j’avais oublié le goût de ces mets depuis bien longtemps déjà, mais je me suis retenue et je n’ai rien touché. J’ai agi par amour-propre et par respect pour ma personne, afin de ne pas leur donner l’impression qu’ils avaient nourri une femme affamée. En sortant de cette maison, j’étais très satisfaite d’avoir surmonté cette épreuve.

     Je ne souhaite à personne de vivre une telle expérience. Pour la surmonter, il faut une large dose de force de caractère. En pareil cas, l’homme devient comme une bête sauvage et l’instinct appelant à profiter de cette nourriture prend le dessus sur tout le reste. Certaines personnes étaient incapables de supporter une telle situation et quelques-uns ont même atteint une immense bassesse, au point de ne tenir compte de rien, d’aller directement demander du pain et tout le reste, pourvu qu’ils puissent manger.

Notes

(109) Ici s’achève la description de la première partie de l’exil de Rabbi Lévi Its’hak, de 5700 à 5701 (1940 à 1941), dans l’ordre chronologique. La Rabbanit décrit ensuite, d’une manière plus générale, la situation des années suivantes. Par la suite, elle fera une description plus précise de la dernière année de cet exil, l’année 5704 (1944).

(110) Des brioches. Ceci évoque le dicton bien connu : « s’ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent de la brioche ».

(111) Permettant également de faire lever la pâte.

Le propriétaire terrien qui était devenu un bûcheron

     Parmi les personnes déplacées que nous connaissions, il y avait un Juif de Kharkov, assez riche. Cet homme avait acheté une charrette, avec des chevaux et il partait au loin, dans la forêt, afin de couper des arbustes de l’espèce saxaoul(112), qui brûle bien et qui produit un bon feu. Il tirait de cette activité les moyens de sa subsistance. Cet homme nous a apporté une charrette entièrement chargée de bois, que nous avons stocké dans la Soukka que nous nous étions alors construit(113). Par la suite, il nous a été, de la sorte, un peu plus facile de faire du feu.

     Mais, après avoir obtenu ce bois, un autre problème a été soulevé. Il fallait le couper ! Or, nous n’étions pas du tout experts, en la matière. Le propriétaire terrien de Roumanie(114) s’est alors souvenu comment ses employés le faisaient pour lui, de par le passé. Il a ainsi appris instantanément le métier et il a fendu lui-même le bois pour nous.

     C’est de cette façon que nous avons résolu différentes difficultés, avec le temps, mais nous étions réellement épuisés par tout cela. Car, quand on ne dispose pas des forces physiques, tout devient beaucoup plus ardu.

Un office organisé pour Roch Hachana et Yom Kippour

     Entre-temps(115), les fêtes du mois de Tichri approchaient. L’année précédente(116), nous avions prié, à Roch Hachana et à Yom Kippour, enfermés dans notre chambre. Nous nous cachions pour que personne ne nous voit. Cette année, en revanche, les Juifs déplacés avaient loué une maison, dans un coin reculé du village, non pas en son centre et ils y avaient organisé la prière publique.

     Un Séfer Torah nous avait été envoyé du chef lieu de Kazil Orda. Les participants à la prière, hommes et femmes, vieux et jeunes, étaient très nombreux. Ils appartenaient, concrètement, à toutes les catégories à la fois.

     De manière naturelle, c’est mon mari qui leur a montré ce qu’il fallait faire, jusque dans le moindre détail. Ils le consultaient à tout moment pour savoir comment mettre chaque point spécifique en application. Si mon mari avait été, d’une manière affirmée, le responsable de cette prière, cela aurait causé du tort à tous et, bien entendu, également à lui-même, mais il n’a tenu aucun compte de tout cela et, au final, tout s’est bien passé.

Les cœurs brisés, à Yom Kippour

     Je me souviens qu’à Yom Kippour, l’an dernier(116), nous étions trois dans notre chambre, le troisième étant un Juif exilé que nous invitions à chaque fête. J’avais apporté un Ma’hzor de ma maison. Je ne peux pas décrire l’état d’esprit dans lequel nous avons fait cette prière.

     Je me rappelle qu’en priant, nous avons remarqué, par la fenêtre, bien que le rideau la recouvrait entièrement pour qu’on ne puisse rien voir, un jeune homme qui observait ce qui se passait à l’intérieur de la maison. Bien entendu, nous avons été très effrayés, car peut-être appartenait-il à la police secrète. L’invité avait peur de faire entrer cet homme à la maison. En revanche, mon mari, dont la mémoire est une bénédiction, ouvrit le verrou et il l’invita à entrer.

     C’était un jeune exilé, originaire de Lituanie. Il ne savait pas où ses parents avaient été conduits. Lui-même avait été enrôlé dans l’armée, puis envoyé dans cette région afin d’y effectuer des travaux forcés. Une fois, il se déplaçait en charrette, dans le cadre de son travail et il avait remarqué mon mari. Il avait aussitôt pris la décision de découvrir son adresse.

     Il a vu sur le visage de mon mari, c’est en tout cas ce qu’il avait dit par la suite, qu’il lui serait plus aisé, en sa présence, de déverser son cœur à D.ieu en prière, pendant le Yom Kippour. Cela se passait une semaine avant le jour sacré et, au cours de cette semaine, cet homme était effectivement parvenu à découvrir notre adresse.

     Ce jeune homme connaissait de nombreuses prières par cœur. Il avait travaillé jusqu’à onze heures, se déplaçant d’un endroit à l’autre, avec sa charrette. Il craignait de demander qu’on le libère de ses obligations professionnelles, ce jour-là et il avait donc travaillé une demi-journée. Puis, à midi, il se trouvait déjà dans notre maison et ses vêtements de semaine avaient disparu.

     Une demi-heure plus tard, une Juive est entrée dans notre chambre, saisie par la crainte et la terreur. Elle était venue là de Nikolaïev, avec son mari et quelqu’un lui avait dit que nous habitions à cet endroit. Elle résidait elle-même à quatre kilomètres de notre village.

     Son mari avait dit que, si le Saint béni soit-Il avait pu faire endurer tout cela au peuple d’Israël, il ne voulait pas Le prier. Elle-même, en revanche, considérait que c’était précisément à ce moment-là qu’il fallait prier, plus que toutes les autres années. Elle avait donc parcouru toute cette distance à pied, en jeûnant, bien entendu.

     En outre, elle avait eu honte de demander notre adresse à d’autres personnes, car se rendre chez le Rav, bien plus, chez un Rav exilé, était une initiative qu’il convenait d’éviter, au plus haut point.

     Quand j’ai vu cette réunion de personnes qui voulaient prier, chacun avec ses conditions de vie difficiles et son cœur brisé, je me suis dit que rien d’autre ne pouvait briser le cœur plus que cela.

Notes

(112) Un arbuste ayant des feuilles courtes et des épines vertes, qui pousse en Asie centrale.

(113) Le texte reviendra sur cette construction, dans le recueil suivant.

(114) Dont le texte faisait mention dans le fascicule précédent.

(115) La Rabbanit ‘Hanna entame ici le récit de la dernière période de l’exil de son mari. Il s’agit, en l’occurrence, de Tichri 5704 (1943).

(116) En 5703 (1942).