Les pierres qui dansaient

     Puis est venue la fête de Soukkot(117). Nous avons construit une Soukka, à nos frais, en prolongement de la maison, en la faisant passer pour un vestibule ouvrant l’accès vers notre chambre, afin que le froid n’y pénètre pas d’emblée, dès que l’on ouvre la porte. La propriétaire a exigé que nous construisions également un toit, au-dessus de cette entrée et nous lui avons expliqué que, pour l’heure, nous n’avions pas suffisamment d’argent pour le faire, mais que nous l’envisagerions pas la suite, en hiver, quand viendraient les jours de grand froid.

     Par la suite, ce fut Sim’hat Torah. Alors, nous ne disposions pas encore d’un Séfer Torah. L’invité qui mangeait chez nous, le jour, à l’époque, avait trouvé un travail de gardien. Il devait donc passer la nuit de Sim’hat Torah dans un champ, afin de surveiller la récolte qui y poussait, pour qu’elle ne soit pas volée. Il n’y avait donc, dans notre chambre, que mon mari et moi.

     Le moment des Hakafot est arrivé. Il est difficile, pour quelqu’un d’aussi humble que moi, de décrire l’expérience spirituelle que vivait mon mari et qui apparaissait à l’évidence sur son visage, quand il commença à annoncer, à haute voix : « Il t’a été donné de savoir que l’Eternel est D.ieu, il n’est rien d’autre que Lui »(118).

     Il a chanté les mots de ce verset comme il avait l’habitude de le faire, dans notre ville, la première nuit, à la synagogue, en présence de nombreuses centaines de Juifs, puis le lendemain, la seconde nuit, dans notre maison, en présence de ceux qui étaient les plus proches de lui, c’est-à-dire plusieurs dizaines de personnes(119). A la maison comme à la synagogue, non seulement il y avait des danses, mais il semble que les pierres elles-mêmes dansaient, tant la joie était grande.

     Or, mon mari éprouvait la même joie ici. Il récitait chaque verset. A chaque Hakafa, il chantait et il dansait, tout seul bien entendu. Il avait à la bouche ce que l’on appelait, dans notre ville, le chant du Rav(120). Entre la table et le lit, il y avait un petit espace libre et c’est là que mon mari tournait, en célébrant les Hakafot : « Toi Qui est pur et droit, sauve-nous, de grâce. Toi Qui es bon et Qui prodigues le bien, exauce-nous, au jour où nous T’invoquons ».

     Dans ces mots, on pouvait ressentir tous les sentiments de son cœur, son profond désir d’éprouver une joie limpide et pure. « Toi Qui as connaissance des pensées, sauve-nous, de grâce. Toi Qui te revêts de droiture, exauce-nous, au jour où nous T’invoquons ». Cela a été pour moi un moment particulièrement difficile. J’étais assise dans un coin, sur un tabouret de bois. J’observais la grandeur et l’intensité de l’amour que cet homme éprouvait pour la Torah et les danses, dans cet état d’esprit, pendant les sept Hakafot.

     Puis, le lendemain matin, mon mari a récité, avec le même enthousiasme, le Cantique : « réjouissez-vous et soyez joyeux, à Sim’hat Torah »(121).

Notes

(117) 5703 (1942). La Rabbanit ‘Hanna poursuit la description de ses souvenirs de l’année précédente, durant laquelle son mari et elle avaient célébré les fêtes seuls, alors qu’en 5704 (1943), une prière commune avait été organisée, comme le texte l’indiquait au préalable.

(118) Le premier des dix-sept versets qui sont lus avant les danses des Hakafot, à Sim’hat Torah.

(119) Comme le texte l’indiquait déjà au préalable

(120) Il s’agit vraisemblablement du « chant des Hakafot de Rabbi Lévi Its’hak », bien connu, qui figure dans le Séfer Ha Nigounim, tome 2, chant n°185. En outre, il est indiqué, à cette référence, que : « Rabbi Lévi Its’hak affirmait détenir une tradition selon laquelle ce chant était celui des Hakafot, auprès de l’Admour Hazaken ».

(121) Qui est récité après la lecture de la Torah, au matin de Sim’hat Torah.

Roch Hachana et Yom Kippour, avec beaucoup de larmes

     Cette année(122), comme je l’ai dit, il y avait déjà, dans notre village, un nombre significatif de Juifs déplacés. Plusieurs d’entre eux se sont donc réunis pour les prières des jours redoutables. En Russie, il est admis que ceux qui, en temps normal, ne respectent pas la Torah, adoptent un esprit plus religieux, pendant le mois de Tichri.

     De nombreux Juifs se sont donc adressés à mon mari, comme à une autorité centrale, en la matière. Chacun a posé ses questions et a formulé ses requêtes. Il y avait, parmi eux, des hommes de Bessarabie, de Pologne et de beaucoup d’autres endroits. Mais, bien souvent, il s’agissait de femmes, car les personnes déplacées venaient, pour la plupart, de Bessarabie, où les autorités avaient arrêté des familles entières et séparé les hommes de tous les autres membres de ces familles. Les femmes couraient donc, d’un endroit à l’autre, à la recherche de leur mari. Tous, pratiquement, avaient le cœur particulièrement amer.

     Seule une partie de ces personnes déplacées, ceux qui venaient de Moscou et d’autres villes similaires, se réjouissaient d’avoir quitté le secteur dangereux de la guerre(123). Quand il leur avait été possible d’emporter avec eux une petite partie de leurs biens, ils se mettaient aussitôt à faire du commerce, au marché.

     Mais, même ces personnes-là avaient des difficultés à supporter la promiscuité, les conditions difficiles de logement et le climat. Parmi les jeunes, nombreux étaient ceux qui s’engageaient dans ces activités commerciales, mais les personnes déplacées, de façon générale les considéraient d’un mauvais œil et, dans leur vie, ces jeunes ne connaissaient pas le repos.

     Une grande partie de tous ceux-là s’était réunie pour les prières. Il n’y avait pas, parmi eux, de Juifs ayant une stature morale, qui leur aurait permis d’être désignés comme officiants, lecteurs de la Torah ou susceptibles de sonner du Chofar. C’était des Juifs simples, éloignés de la pratique de la Torah. Mais, mon mari disposait d’un Séfer Torah et j’avais apporté un Chofar de ma maison. C’est donc mon mari lui-même qui fit tout cela, avec un sentiment si intense, « que toutes mes entrailles disent ».

     Cela faisait cinq ans qu’il n’avait pas vu une telle prière ! Il régnait, dans l’assistance, un esprit de purification. Et, des larmes étaient versées. Tout cela était effrayant.

     Pour se rendre de l’endroit de la prière publique à notre maison, il fallait traverser deux vallées, descendre, puis remonter une colline. C’était une assez grande distance. A l’issue de Yom Kippour, quand mon mari rentra dans notre chambre, après avoir dit la bénédiction de la lune, il était, à proprement parler, méconnaissable. Il y avait, sur son visage, un changement très profond. Lui, en revanche, était très satisfait d’avoir eu la possibilité de célébrer les jours redoutables d’une aussi belle manière !

Un Sim’hat Torah que l’on n’oubliera pas

     Pour les premiers jours de la fête de Soukkot, il n’était déjà plus possible de prier, à cet endroit-là. En revanche, pour les derniers jours de la fête, une prière publique fut effectivement organisée. La joie de ceux qui priaient, pendant ce Sim’hat Torah, ne peut pas être décrite par les mots.

     Il y avait là de véritables danses ! Des personnes participèrent aux chants et à la réunion ‘hassidique, qui ne l’avaient jamais fait au préalable, quand ils se trouvaient encore chez eux. Nombreux furent ceux qui m’affirmèrent, par la suite que, quand ils se trouvaient à la synagogue, avec mon mari, pendant cette fête, ils oubliaient tous leurs malheurs et qu’ils continuaient, encore à l’heure actuelle, à ressentir son influence, l’effet qu’il avait exercé sur eux. Certains ont alors organisé un Kiddouch, dans leur maison et ils y ont invité quelques personnes.

     Dans aucune ville de la région, il n’y eut un Sim’hat Torah comparable à celui-là. La fête ne fut célébrée de cette façon que dans ce village. Tous ceux qui ont prié là ont dit qu’ils n’oublieraient jamais mon mari.

     Quiconque a vu mon mari assis, menant la réunion ‘hassidique, pendant ce Sim’hat Torah, aurait pu penser que cet homme n’a jamais souffert de sa vie. Son visage avait changé d’une manière très négative, mais son moral était assez solide.

Un froid insupportable

     Les jours de fête nous ont élevé, quelque peu, au-dessus de notre état d’esprit d’accablement et ils nous ont libérés de l’emprise des jours de la semaine. Ils nous ont placés dans une situation d’une plus haute élévation. Puis, ces jours sont passés et la vie quotidienne, sans intérêt, a repris le dessus.

     Durant cet hiver, il y a eu des vagues de froid particulièrement dures et même de la neige. Selon les dires des non Juifs qui résidaient dans cet endroit, il n’avait pas fait aussi froid depuis trente ans et ils ajoutaient aussitôt que c’était les « Jids »(124) qui avaient apporté avec eux ce climat déplorable. Les maisons, là-bas, n’étaient pas du tout adaptées pour y allumer du feu et il n’y avait pas de poêle, qui aurait permis de réchauffer les chambres.

     Les murs des maisons étaient construits avec de l’argile, qui s’appelle Asman, dans la langue kazakhe. En été, la situation est supportable, mais, en hiver, tout est humidifié par le froid. Tous les matins, quand il fallait mettre ses chaussures, ou bien les gants que l’on porte là-bas, ceux-ci étaient toujours humides. Il fallait donc attendre que les chaussures et les gants sèchent, puis que les pieds se réchauffent. Tout cela était particulièrement désagréable. Très souvent, les murs étaient couverts de moisissures.

     J’ai trouvé un Juif qui construisait des fours et qui a commencé à un faire un petit pour nous, au milieu de notre chambre, afin qu’il soit possible d’y faire la cuisson et, en même temps, « same time » comme on dit ici(125), de chauffer la pièce. Néanmoins, cet artisan ne disposait pas des briques nécessaires pour la construction de ce four et il n’avait pas non plus la possibilité de les faire venir d’ailleurs. J’ai donc moi-même apporté à la maison, excusez-moi de le dire, plus de cent briques ! Je les ai réunies une par une, grâce à différentes ruses, car on ne pouvait les acheter nulle part. Au final, ce petit four a été achevé, D.ieu merci et j’arrêterai donc ici ce que j’écris, à ce sujet.

     Par la suite, s’est également posé le problème des combustibles, qui étaient nécessaires pour faire du feu. Il n’était pas facile de s’en procurer, mais, au final, nous y sommes toujours parvenus, d’une façon ou d’une autre.

     Le problème véritable était, en fait, le suivant. La cheminée, par laquelle la fumée devait être évacuée à l’extérieur, quand le four était allumé, était commune à nous et à la propriétaire. Quand on allumait notre four, la cheminée devait donc véhiculer la fumée de deux fours à la fois. En pareil cas, cette fumée envahissait la pièce, dans laquelle il était alors impossible de rester. Toute la pièce était noircie par la suie de cette fumée.

     Nous avons cherché une solution pour empêcher la fumée de se répandre et nous avons donc cessé de faire fonctionner le four quand celui de la propriétaire était allumé. Malgré cela, quand elle déversait sa haine cruelle sur nous et sur tous les Juifs, en général, elle se hâtait d’allumer son four, dès que nous faisions fonctionner le nôtre, afin que la fumée se répande dans notre chambre. Plus généralement, les vents très forts qui soufflaient à l’époque faisaient également entrer la fumée dans notre chambre.

Notes

(122) 5704 (1943). La Rabbanit reprend ici la description de la dernière année d’exil de Rabbi Lévi Its’hak.

(123) Il s’agit, bien entendu, de la seconde guerre mondiale.

(124) Terme de dénigrement désignant les Juifs, en Russie.

(125) En Amérique, où la Rabbanit ‘Hanna rédigea ses mémoires.