Un véritable luxe : deux oreilles de Haman !

      Entre-temps, nous devions continuer à vivre comme nous l’avions fait jusqu’alors. Le mois d’Adar était déjà arrivé. En cette période-là, le village se transformait en un grand marécage boueux. Il était difficile de traverser la rue. C’était la saison la plus pénible de l’année.

      Pour satisfaire les besoins les plus élémentaires, ce dont un homme a besoin pour conserver la vie, il était nécessaire d’aller très loin, alors qu’il était pratiquement impossible d’extraire le pied de la boue. Chaque fois que l’on avait les pieds droits, ceux-ci s’enfonçaient dans la boue gluante. Et il fallait avoir la force du vaillant Chimchon pour faire un pas de plus !

      Les jours de Pourim arrivèrent. Nous disposions d’une Meguila que j’avais glissée, une fois, dans l’un des colis que j’avais envoyés. Un jeune homme, qui faisait partie des personnes déplacées et qui avait une tendance au communisme, est alors venu nous rendre visite, en compagnie de sa voisine, ingénieur de son métier et qui était elle-même une personne déplacée. Au préalable, celle-ci avait appris le yiddish et elle s’intéressait au Judaïsme.

      Peu avant cela, j’avais caché un peu de farine blanche. Je m’en suis donc servi pour préparer deux oreilles de Haman. C’était, certes, une futilité, mais celle-ci, là-bas, occupait une place importante, car cela nous rappelait, d’une certaine façon, que nous étions encore des êtres humains, que nous étions encore des Juifs, qu’il existait toujours une certaine différence entre un jour et l’autre, que nous avions conservé un rapport avec ce qui possédait une plus grande élévation, que nous ne pensions pas uniquement au pain et aux sceaux d’eau, qu’il fallait rapporter du puits en marchant dans la boue, alors que, tout au long du chemin, l’eau se déversait et rendait la boue encore plus gluante..

      C’est en compagnie de ces personnes que nous avons passé les jours de Pourim. Elles ont considéré les oreilles de Haman comme un véritable luxe. Et, comme le voulait l’usage là-bas, ce fut l’occasion pour elles de critiquer les « coutumes archaïques ».

La mission de Bat Cheva Althuiz

      La fête de Pessa’h approchait et, avec elle, la fin des cinq années d’exil. Un matin, je suis sortie pour me procurer du lait et j’ai vu, soudain, une jeune femme qui marchait dans la rue. Ses vêtements et son visage montraient qu’elle n’était pas l’une des autochtones. Elle tenait une valise à la main. Elle s’est approchée de moi, s’est arrêtée et elle m’a dit :

« Vous êtes ‘Hanna, n’est-ce pas ? »

      Tour d’abord, j’ai été surprise qu’elle me reconnaisse, puis, quand elle a commencé à parler, j’ai reconnu, par ses propos, qu’elle(156) était la fille d’Elyahou ‘Haïm(157). Elle avait fait le voyage spécifiquement pour nous !

      Je ne pouvais pas rentrer chez moi avec elle, car il fallait que je me procure toute la nourriture nécessaire pour la journée du lendemain. Une heure plus tard, en effet, il n’aurait déjà plus été possible de se procurer quoi que ce soit. Pour sa part, elle venait d’achever un voyage de deux jours, dans les conditions de l’époque. Pendant tout ce temps, elle n’avait pas fermé l’œil et elle était restée assise dans une terrible promiscuité.

      Elle était si fatiguée qu’elle n’avait même pas la force de se tenir dans la boue et de m’attendre, après avoir traîné les pieds sur plus d’un kilomètre, depuis la gare ferroviaire. Je l’ai donc envoyée avec le garçon d’un de nos voisins, pour qu’il la conduise dans l’endroit où nous habitions et, pour ma part, j’ai poursuivi mon chemin.

      Par la suite, quand je suis rentrée à la maison, après que je me sois procurée tout ce qui était nécessaire, je ne l’ai pas rencontrée. Le garçon l’avait égarée, loin de chez nous. Il m’a donc fallu sortir de nouveau pour aller la chercher.

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(156) Il s’agissait de Bat Cheva Althuiz, dont on trouvera la biographie dans le Toledot Lévi Its’hak, tome 2, à partir de la page 670.

(157) Le ‘Hassid bien connu, proche de la famille du Rabbi, Rav Elyahou ‘Haïm, fils de Rav Pin’has Todros Althuiz, que D.ieu venge son sang.

 

Toutes les possibilités de nous aider

      Lorsque M. Rabin, qui se trouvait chez nous, comme je l’ai indiqué ci-dessus, est arrivé à Alma Ata, il a fait part de sa visite chez nous à ses connaissances, là-bas, en compagnie de son frère, H. Rabin(158). En sanglotant, il leur a décrit notre situation et il leur a raconté comment lui et son frère avaient fait intervenir des contacts haut placés afin de nous aider à nous procurer les documents nécessaires. Il leur a expliqué que, pour différentes raisons, il était indispensable de faire vite et de trouver une personne qui nous communiquerait ces documents.

  Tous ces documents avaient été établis en ayant recours à des ruses. Nous les avons obtenus, bien entendu, après de multiples démarches et après qu’aient été payées, pour cela, d’importantes sommes d’argent, qui avaient été collectées dans ce but auprès de particuliers, parmi nos bons amis. Certains d’entre eux avaient donné des dizaines de milliers, soit une part importante de leur fortune. Mais, il était très difficile de trouver quelqu’un qui était prêt à nous les transmettre.

      Les documents portaient déjà les signatures des autorités concernées de la république. On ne pouvait donc pas confier cette mission à n’importe qui et tous n’étaient pas disposés à l’assumer. En effet, si quelqu’un posait des questions et trouvait, dans la valise de l’émissaire, tous ces décrets officiels de libération d’un homme qui avait été condamné à l’exil et qui n’était pas encore parvenu au terme de sa peine, il y aurait alors eu un danger véritable, à la fois pour la personne qui transportait ces documents et pour ceux qui s’étaient efforcés de les obtenir.

      A certains arrêts du train, des agents du N.K.V.D. montaient dans les wagons et ils demandaient aux voyageurs de leur montrer tout ce qu’ils transportaient. Bien entendu, il était inconcevable de ne pas leur obéir. Or, il y avait effectivement de tels arrêts, entre Alma Ata et notre village.

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(158) Dont il a également été question ci-dessus.

Je ferai tout pour sauver quelqu’un

      Durant la réunion au cours de laquelle avait été envisagée la manière de transmettre ces documents, cette femme, Bat Cheva, était elle-même présente. Quand elle entendit de quoi et de qui il s’agissait, elle affirma aussitôt qu’aucun obstacle ne l’arrêterait et qu’elle transmettrait elle-même ces documents, coûte que coûte. En revanche, elle demanda que l’on s’occupe de ses enfants, qu’on leur donne les moyens de subsister, pendant son absence.

      Son activité professionnelle était le tricot et elle demanda que l’on réalise, à sa place, le nombre de pièces qu’elle devait fabriquer, chaque jour et que le profit de cette activité serve à assurer les besoins de ses enfants. Les frères Rabinov(159) acceptèrent sa proposition, qui permettait effectivement de mener à bien cette mission de la meilleure façon possible.

      Dans l’usine où elle travaillait, Bat Cheva dirigeait une équipe d’ouvriers. Le directeur de l’usine lui délivra des documents officiels, dans lesquels il indiquait qu’il la chargeait d’aller acheter des fournitures pour cette usine. Il confia à un autre ouvrier la tâche de diriger l’équipe, pendant son absence. Elle lui avait révélé l’objet de son voyage et il lui avait aussitôt répondu qu’il avait entendu parler de l’homme dont elle avait mentionné le nom et que, pour le sauver, il était prêt à courir tous les dangers.

      Ce directeur exigea, bien entendu, que tout cela se passe dans la plus grande confidentialité, ce qui était capital pour tous, à la fois pour ceux qui menaient cette action et pour ceux en faveur desquels elle était menée. Ces hommes firent donc tout ce qui était nécessaire pour qu’il nous soit permis de résider ailleurs, à l’issue des cinq années d’exil.

      C’est ainsi que des documents officiels furent préparés, qui portaient la signature de notre « fille », qu’en réalité, nous n’avons jamais eue et qui était, en fait, l’épouse de Rabin. Celle-ci signa une attestation selon laquelle elle s’engageait à trouver un lieu de résidence pour « L. Schneerson et son épouse », à les nourrir et à les vêtir, car il s’agissait de personnes âgées, qui n’étaient pas en mesure de travailler.

      Afin d’obtenir les accords pour tout cela, de la part des plus hautes administrations qui soient et pour que les administrations de moindre importance ne puissent faire obstacle, des personnes étrangères avaient payé d’importantes sommes d’argent, d’un montant colossale. Et, toutes les autorisations nécessaires furent effectivement obtenues.

      Tout ce qui fut fait pour obtenir ces autorisations contrevenait à la loi, selon laquelle les personnes appartenant à la catégorie de mon mari devaient passer par un long processus, avant d’être libérées. En fait, pour obtenir une telle libération, il fallait nécessairement avoir recours à la corruption.

      C’est de cette façon que Bat Cheva est arrivée jusqu’à nous, porteuse de tous les documents qui reconnaissaient nos droits. Elle pensait alors qu’elle pourrait réaliser tout ce qui était nécessaire en quelques semaines et qu’avant Pessa’h, nous pourrions partir tous ensemble. Mais, concrètement, il s’avéra que la tâche n’était pas aussi simple.

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(159) Qui se consacraient activement à obtenir la libération de Rabbi Lévi Its’hak, comme on l’a indiqué ci-dessus.

Six semaines particulièrement difficiles

      L’action de Bat Cheva se poursuivit pendant plus de six semaines et elle affronta alors de multiples difficultés. Chaque citoyen ordinaire devait être détenteur d’une autorisation de se déplacer, d’une ville à l’autre. Si, en outre, il était un exilé, il lui était absolument interdit de se rendre dans une grande ville et il ne pouvait s’installer que dans un village. Nous devions donc montrer que nous nous rendions dans un village proche d’Alma Ata.

      Et, le problème se posa donc, de nouveau. Des milliers de roubles étaient nécessaires pour agir. Notre « frère » nous les avait envoyés, par télégraphe. Après que l’on nous ait affirmé, dans des termes très secs, que ce que nous demandions était impossible, l’une de nos connaissances s’est rendue chez eux, leur a payé une « bonne part » et, de la sorte, notre projet est devenu : « cacher ».

      L’homme qui nous a délivré cette autorisation nous a demandé de partir au plus vite, afin que son accord, portant le tampon du bureau autorisant les voyages, ne puisse être découvert, à Chiili. Ils nous promirent d’émettre ce document, à la veille de Pessa’h, mais, pour des raisons qui leur étaient propres, ils ne furent en mesure de le signer qu’à ‘Hol Ha Moéd.

      Ce fut alors six semaines intolérables. A chaque instant, nous avions peur de la mort, à proprement parler. J’ai pu constater, sans ambiguïté, que mon mari ne parviendrait plus, par la suite, à vivre dans les conditions qui avaient été les nôtres, en cette période, jusqu’à ce moment-là. Il lui manquait l’énergie morale et physique qui était nécessaire pour cela. Il était profondément meurtri. La tâche incombait donc intégralement à moi-même et à Bat Cheva.

      De toute évidence, mon mari n’avait plus la force de faire quoi que ce soit. A certains moments, il retrouvait bien ses forces du passé, mais il semble que, même en pareil cas, il devait fournir d’immenses efforts pour se servir de ces forces.

Le dernier Pessa’h

      A Kazil Orda, Koulikov s’était chargé de se procurer, pour nous, de la Matsa Chemoura et de la viande. Deux jours avant la fête, Bat Cheva s’est donc rendue là-bas et elle a apporté tout cela dans notre maison. C’est ainsi que nous avons célébré le troisième Pessa’h dans cette chambre(160). Je ne souhaite pas en dire plus sur ce sujet.

      Le premier Séder s’est bien passé. Au cours du second, en revanche, mon mari fut saisi par la faiblesse. A deux heures du matin, nous avons dû appeler le médecin en urgence. Il semble que son état de faiblesse avait été provoqué par la consommation de poisson, qui était avarié parce qu’il y avait alors une grande vague de chaleur. Lui seul en avait souffert d’une manière aussi extrême, vraisemblablement parce que son corps était d’ores et déjà malade.

      Il était insupportable de le voir souffrir à ce point. Nous étions déjà joyeux de voir, devant nos yeux, le début de la délivrance. Certes, nous n’éprouvions pas, en notre cœur, une joie profonde, selon l’expression courante, mais, d’une certaine façon, nous ressentions, envers et contre tout, que nous devions nous forcer à éprouver de la joie.

      Jusqu’au dernier instant, celui du voyage, nous devions conserver à notre départ la plus grande confidentialité, car il y avait là-bas d’autres exilés, qui étaient également parvenus au terme de leur peine, mais qui n’envisageaient même pas de quitter le lieu de leur exil. En effet, nul n’avait remué ciel et terre pour eux comme on l’avait fait pour nous. Bien entendu, en suivant la voie normale, nous n’aurions rien pu obtenir. De ce fait, chaque fois qu’il fallait accomplir quoi que ce soit pour le voyage, il nous fallait nous protéger du « mauvais œil ».

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(160) Il semble qu’entre Pessa’h 5701 et Pessa’h 5702, Rabbi Lévi Its’hak et la Rabbanit ‘Hanna avaient déménagé. C’était donc bien le troisième Pessa’h qu’ils passaient dans ce logement, soit ceux de 5702, de 5703 et de 5704.

 (161) Le journal de la Rabbanit continuera un peu plus loin.