Les liens entre l’écrivain Perets Markish et le Rav
J’ai lu, aujourd’hui(162), dans un journal, que l’écrivain Perets Markish(163) a été exilé, quelque part en Russie, nul ne sait où. Cette information m’a rappelé un événement de la vie de mon mari, dont la mémoire est une bénédiction. En 1937, le père de cet écrivain(164) a quitté ce monde, dans notre ville. C’était un homme âgé, un érudit de la Torah, qui faisait partie de ceux qui nous rendaient régulièrement visite, chez nous. Avant de mourir, il a demandé que toute la cérémonie de son enterrement se déroule conformément aux instructions du Rav Schneerson.
Quand on a appris au fils du défunt, cet écrivain Perets M., le décès de son père, celui-ci est venu dans notre ville, avec sa sœur, qui était secrétaire. A l’époque, il avait déjà été décoré de la médaille de l’ordre de Lénine(165) et il fallait donc une autorisation spéciale pour lui rendre visite, à son domicile. Il était, à cette époque, l’une des grandes personnalités de l’Union soviétique.
Sachant que son père respectait la Torah et les Mitsvot, il n’intervint en aucune façon, durant la cérémonie de l’enterrement. Il ne voulait pas que sa présence dans la ville se sache. En revanche, sa sœur, la secrétaire, qui était également membre du parti, est venue chez nous, avec une autre sœur, dans la maison où le défunt résidait. Elle nous a transmis, au nom de l’écrivain, qu’à titre personnel, il ne lui était pas possible de rencontrer le Rav, mais qu’il tenait à ce que celui-ci sache qu’il respectait beaucoup Schneerson, à titre personnel, quelles qu’aient été, par ailleurs, ses propres idées et sa situation. Il souhaitait lui exprimer sa plus profonde déférence et il lui faisait part, en la matière, de son sentiment personnel. Mais, en outre, les lettres que son père lui écrivait fréquemment avaient eu une grande influence sur lui, en la matière.
Pour tout ce qui concernait l’enterrement de son père, il avait transmis ce qui était nécessaire pour son déroulement, par l’intermédiaire de la secrétaire, mais, il demanda que l’on parle le moins possible de tout cela. L’enterrement lui-même, l’achat d’une place pour creuser la tombe et tout le reste se sont déroulés de la meilleure façon possible, dans toute la mesure de ce qui était possible, à l’époque. Les enfants du défunt ont, en outre, confié à mon mari des sommes importantes pour soutenir les institutions de Torah, notamment l’enseignement de la Torah aux enfants et d’autres activités similaires, qui étaient alors conduites dans la clandestinité, avec la plus grande abnégation.
Cette même nuit, l’écrivain et la secrétaire sont repartis. Aucun des habitants de la ville n’avait eu connaissance de leur visite.
Notes
(162) En 5709 (1949), date de la rédaction de ces mémoires.
(163) Un célèbre écrivain yiddish, né en 5656 (1896) et décédé en 5712 (1952). En 5709 (1949), il fut arrêté par les autorités soviétiques, avec d’autres responsables communautaires et intellectuels juifs, accusés de haute trahison envers l’état. Il fut condamné à mort et exécuté le 22 Mena’hem Av 5712, avec douze autres détenus. On consultera, à son propos, le Toledot Lévi Its’hak, tome 3, à partir de la page 996.
(164) Le Rav David Markish.
(165) La plus haute distinction, en Union soviétique.
Le départ de Chiili : bagages et adieu
A(166) ‘Hol Ha Moéd Pessa’h, après beaucoup de souffrances et de peines de notre part, les autorités ont enfin pris la décision d’émettre les documents nous permettant d’effectuer ce voyage. Après la fête de Pessa’h, nous avons donc commencé à empaqueter nos affaires et à faire tout ce qui était nécessaire. Là encore, Bat Cheva(156) nous a beaucoup aidés.
Nous devions prendre toutes les affaires qui étaient en notre possession, y compris celles qui n’avaient que peu de valeur, car nous savions que, là où nous nous rendions, il nous serait impossible de nous procurer des affaires neuves. C’est ainsi que le poids de nos paquets a très largement dépassé ce qui nous était autorisé. Et, effectivement, pendant notre voyage, il y a eu de larges récriminations, à ce sujet, mais, en faisant intervenir l’une de nos connaissances et en ajoutant à cela une bouteille de vodka, tout s’est finalement bien passé.
Au milieu de la nuit, nous sommes sortis, bien entendu dans l’obscurité, pour nous rendre vers la gare ferroviaire. Lorsque nous avancions, mon mari n’était pas tranquille du tout, au point qu’il tomba à terre, pendant qu’il marchait. Deux jeunes gens, qui faisaient partie des personnes déplacées, sont venus chez nous pour nous aider à faire ces paquets.
Quand mon mari a appris que l’un d’eux était Cohen, il les a invités à mettre leur chapeau, il s’est placé face à eux et il leur a demandé de lui donner la bénédiction des Cohanim. Ces jeunes gens n’étaient pas payés, ils ne faisaient pas partie de ceux qui demandent un paiement avant de commencer le travail. Ils se sont acquittés de leur tâche avec un dévouement particulier et ils ont donné ces bénédictions, avec une grande émotion, de tout leur cœur et par tous leurs moyens.
Un certain nombre de personnes, ayant eu connaissance de notre départ, était venu à la gare ferroviaire. Certains se sont présentés devant mon mari en pleurant et ils lui ont demandé de les bénir. L’obscurité régnait dans cet endroit, car la gare n’était pas du tout éclairée. Malgré cela, ces personnes y sont restées de vingt heures à deux heures du matin, heure à laquelle le train a démarré.
Lorsque nous sommes entrés dans le train, tous les voyageurs qui s’y trouvaient dormaient déjà, mais notre arrivée a provoqué un peu de vacarme. En effet, chacun de ceux qui étaient venus a demandé à mon mari de lui raconter une dernière anecdote, a sollicité ses conseils, ses bénédictions. Nul ne voulait se séparer de lui. Tous avalaient avidement les mots qu’il prononçait.
Le directeur de la boulangerie d’état nous a envoyés une grande miche de pain, qui pesait quelques kilogrammes. En effet, nous étions trois personnes et le voyage devait durer quelques jours. Il n’y a pas un plus grand ennemi que la faim. Aussi, en sachant que nous disposions de tout le pain qui nous était nécessaire, nous étions plus sereins.
Le voyage à Alma Ata
Nous avons donc occupé nos places dans le train. L’objectif essentiel était de dissimuler la présence de mon mari, afin qu’on le voit le moins possible et que, de cette façon, on pose moins de questions sur les autorisations de voyage qui étaient en sa possession. Au matin, quand le jour s’est levé, Bat Cheva est parvenue à convaincre le contrôleur du train d’autoriser mon mari à entrer dans son compartiment, afin qu’il puisse y prier.
Par la suite, ont quitté leur place des jeunes gens de Pologne et deux étudiants juifs de Vilna, qui avaient fait du marché noir dans l’une des villes par lesquelles nous devions passer. Tous se sont aussitôt réunis autour de mon mari et il y a alors eu de multiples discussions, sur des sujets divers et variés, sur l’érudition, sur les mathématiques. Toutes sortes de questions ont été posées. Ces jeunes gens ont indiqué qu’ils avaient quitté leur maison depuis plusieurs années déjà, mais qu’ils n’avaient encore jamais rencontré un tel homme. Pendant la nuit, ils ont écouté, avec un grand intérêt, ce qu’il leur a dit pour prendre congé d’eux.
Depuis lors et jusqu’à leur descente du train, lors des arrêts successifs, ils n’ont plus quitté mon mari, pas même un seul instant. Lorsqu’ils descendaient du train, ils lui disaient au revoir, avec un profond respect. C’est de cette façon que notre voyage s’est passé.
Les vêtements de mon mari étaient très simples, afin de ne pas attirer l’attention. A l’un des arrêts, un Juif de Yekatrinoslav l’a remarqué. Il a eu beaucoup de difficulté à le reconnaître. Il a demandé instamment que mon mari retourne s’installer dans leur ville, mais cela était impossible.
Les premiers jours à Alma Ata : une ville avec un tramway
Le jeudi(167), nous sommes arrivés à Alma Ata. La perspective d’une véritable ville, avec des conditions de vie acceptables, comme, par exemple, un tramway qui traversait la rue, a eu un grand effet sur notre moral, après avoir connu l’endroit désolé dans lequel nous avions vécu pendant plusieurs années.
Quelques habitants de la ville s’étaient préparés à venir nous accueillir, à la gare, mais, comme d’habitude, le train était arrivé avec beaucoup de retard. En outre, il était souhaitable que notre arrivée dans la ville reste confidentielle, dans toute la mesure du possible.
Nous avons été conduits dans la maison du jeune Solodovnikov(168). Compte tenu des conditions de l’époque et des logements qu’il y avait dans cet endroit, celui-ci vivait dans des conditions très acceptables. Nous sommes entrés chez lui et, durant les heures suivantes, de nombreuses personnes sont venues nous voir, notamment tous ceux qui étaient intervenus pour la libération de mon mari et, avant tout, les frères Rabinovitch(169).
Ces derniers avaient investi des forces immenses et des sommes importantes pour cette libération. De la sorte, ils avaient mis leur vie en danger. Ils éprouvaient donc, à ce moment, une joie profonde et sincère. Mon mari ressentait enfin qu’il était entouré par des hommes avec lesquels il pouvait vivre comme il l’entendait. Mais, on voyait également qu’il était brisé, à la fois physiquement et moralement.
Commenter la ‘Hassidout, après cinq ans d’interruption
Pendant le Chabbat, nous avons organisé un Kiddouch public suivi d’un repas et, à cette occasion, mon mari a commenté la ‘Hassidout, ce qu’il n’avait pas pu faire pendant les cinq dernières années. Je n’étais pas présente, personnellement, mais j’ai vu, en revanche, l’émerveillement de tous ceux qui avaient assisté. Tous craignaient une diffusion trop large. Discrètement, on commença à distribuer des cadeaux pour que : « aucun n’aboie »(170).
Ce Chabbat, mon mari s’est rendu à la synagogue. Il est monté sur l’estrade et il a commenté la Torah pour les présents, ce que personne ne faisait plus, à l’époque, car, dans chaque discours qui était tenu publiquement, les autorités trouvaient des signes « contre-révolutionnaires ». C’était, de fait, l’un des « délits » commis par mon mari, pour lesquels il fut exilé. Mais, il ne tenait aucun compte de tout cela.
Son influence sur les plus âgés comme sur les plus jeunes
Toute la communauté était attirée par mon mari, avec un profond respect et un total dévouement. Dans notre maison, celle qui nous avions provisoirement louée, nous devions faire très attention à cela, afin de ne pas attirer le mauvais œil, toujours curieux, de notre propriétaire et de l’empêcher de compter le nombre de personnes qui venaient nous voir. Avec beaucoup d’efforts de la part de nos bons amis, nous y sommes effectivement parvenus.
Ainsi, durant la journée et jusqu’à une heure relativement tardive de la nuit, notre maison était pleine de Juifs d’un certain âge. Ceux d’entre eux qui avaient des enfants venaient avec eux. En revanche, des moyens sévères avaient été mis en œuvre pour s’assurer que l’influence de mon mari ne s’exerce pas sur les jeunes gens et surtout sur les enfants, pour qu’ils ne se trouvent pas en sa compagnie. Mais, les jeunes, pour leur part, se sentaient très bien, en sa compagnie et ils écoutaient chacune de ses paroles avec une grande attention.
En dehors de quelques enfants qui recevaient une éducation religieuse, il y en avait trois, élèves d’une école soviétique, qui avaient reçu une éducation complètement anti-religieuse. Or, ces enfants se sont attachés à lui, au point d’exiger de leur mère qu’elle leur serve de la nourriture cachère. A proprement parler, ils ne mangeaient rien de ce qui leur était servi chez eux. Cette situation était assez compliquée, car les aliments qui étaient distribués par les autorités comprenaient, bien entendu, de la viande Taref, entre autres denrées.
Ces enfants ont commencé également à respecter le Chabbat, à l’école. Ils n’écrivaient pas, en ce jour, ce qui était très dommageable à leurs études et surtout aux examens qu’ils devaient passer. Le Chabbat matin, ces enfants avaient l’habitude de se rendre à l’école, afin que l’on note leur présence, puis, aussitôt après cela, ils se rendaient dans la maison d’étude du Rav et c’est là qu’ils passaient le reste de la journée. Ces enfants venaient de Leningrad et ils avaient été déplacés dans cet endroit.
Notes
(166) Les mémoires de la Rabbanit reprennent ici, après cette parenthèse consacrée à l’écrivain Perets Markish.
(167) Le 27 Nissan 5704 (1944).
(168) Morde’haï, fils du Rav Yaakov Solodovnikov. Son épouse Moussya était la fille du ‘Hassid, Rav Elyahou ‘Haïm Althuiz, précédemment cité. On verra, à son propos, le Toledot Lévi Its’hak, tome 2, à la page 689.
(169) Qui ont été mentionnés au préalable
(170) Pour acheter le silence des autorités, quand on avait fait un acte contrevenant à la loi, comme dans le verset Bo 11, 7, relatif à la sortie d’Egypte : « aucun chien n’aboya ».