Roch Hachana et Yom Kippour dans une synagogue prolétarienne :

on peut s’en remettre pleinement au Rav

     Il me semble que les événements suivants se sont également déroulés au cours de cette année 1935. A l’époque, il ne restait, dans notre ville, que deux petites maisons d’étude, l’une à la périphérie de la ville et l’autre au centre-ville. Cette dernière n’avait pas été réquisitionnée par les autorités parce que ses fondateurs et ceux qui y priaient étaient des ouvriers et des artisans.

     C’est donc dans cette synagogue que le Rav priait. Elle était gérée par un tailleur, son responsable était un cordonnier et ceux qui y priaient, pour la plupart, avaient des métiers similaires. C’est là que ces responsables exerçaient leur petite autorité et ils le faisaient en fonction des moyens dont ils disposaient.

     Dès que Schneerson commença à prier là-bas, de nombreuses personnes, qui occupaient des fonctions totalement différentes, se mirent, à leur tour, à fréquenter l’endroit du fait de sa présence. Dès lors, la tâche devint beaucoup plus difficile pour les dirigeants qui étaient en place. Malgré cela, il était indispensable que ceux-ci conservent leurs fonctions, afin que la synagogue conserve une obédience prolétarienne. On pourrait rapporter certains faits curieux sur leur manière de la diriger, mais cela importe peu.

     En tout état de cause, pour tout ce qui concernait le Rav, ils lui manifestaient un grand respect et ils se soumettaient pleinement à son autorité. Au préalable, ils ne le connaissaient pas, mais, après avoir fait sa connaissance, ils avaient déclaré :

« Il semble que ce Rav soit un homme bon, très sérieux. Et, l’on voit bien qu’il ne collabore pas avec les bourgeois. On peut donc s’en remettre pleinement à lui ».

Les officiants de Roch Hachana et Yom Kippour

     A l’époque, en Russie, il n’y avait pratiquement pas d’officiants professionnels. En revanche, pour le mois de Tichri, il y avait de nombreuses personnes qui connaissaient la musique juive ou bien le rituel de la prière. De façon générale, il s’agissait de fonctionnaires dans les organismes d’état, qui avaient droit à un mois de congé et qui s’efforçaient de le prendre en Tichri. D’ordinaire, ceux-ci s’efforçaient de se rendre dans une autre ville que celle de leur résidence. Là, ils louaient leurs services pour officier, à Roch Hachana et à Yom Kippour.

     Ces officiants exprimaient, dans leur prière, tout ce qu’ils avaient dans le cœur, tout ce qui s’y était accumulé pendant l’année. En échange de leur prestation, on leur versait une coquette somme, mais on le faisait en cachette. Officiellement, on ne leur accordait qu’un salaire minimal, afin qu’ils n’aient pas d’impôts à payer, conformément aux lois qui étaient en vigueur, là-bas.

     Deux hommes de Moscou venaient à Yekatrinoslav, dans ce but, pour Roch Hachana, Yom Kippour et Soukkot. L’un était chanteur d’opéra, pendant le reste de l’année et il était considéré comme l’un des meilleurs artistes. Sa manière de s’habiller et son apparence générale étaient effectivement celles qui avaient cours chez les artistes, là-bas.

     L’autre homme, arrivé avec lui, ressemblait à un officiant plus traditionnel. Pendant le reste de l’année, il était comptable, dans une administration. Il était doué pour le chant et il possédait, en outre, quelques connaissances de Torah. C’était un descendant du Rav de Slovita(221).

     Il me semble que l’artiste était un descendant de Rabbi Avraham l’ange(222), qui est enterré à Pastov, près de Kiev. Son nom était Lieber et, d’après ses dires, c’était aussi le second prénom de son aïeul(223). Son visage était grimé et il n’avait pas de moustache, mais il relatait des récits qu’il avait entendus de son grand-père ou, plus généralement, des récits de ‘Hassidim, avec un cœur brisé, comme un véritable ‘Hassid.

     Les deux officiants indiquèrent qu’ils souhaitaient que leur prière et leur vie, en général, pendant ce mois de Tichri, s’insèrent dans un environnement juif. A Moscou, ils avaient eu connaissance de l’attitude de Schneerson, à l’époque. Ils avaient alors pris la décision de venir à Yekatrinoslav.

     En arrivant dans la ville, les deux s’étaient adressés directement à Schneerson, afin qu’il leur indique comment obtenir un salaire, en échange de leurs services, mais aussi pour qu’il les aide à mettre en éveil et à renforcer, par leurs prières, les sentiments juifs que les autorités voulaient alors faire disparaître. De fait, ils précisèrent :

« Rav, c’est pour cela que nous sommes venus chez vous ! ».

     Ces hommes ont donc été engagés pour officier, bien entendu, dans la synagogue en laquelle mon mari priait à Roch Hachana, à Yom Kippour et à Soukkot. Ma capacité de rédiger est trop pauvre pour décrire l’ambiance et l’émotion qui régnaient, à la synagogue, pendant ces jours-là, sous l’influence du Rav et des officiants.

Ce que sont les Juifs

     Nombreux étaient ceux qui devaient aller travailler également à Roch Hachana et à Yom Kippour. Schneerson avait donc instauré, pour eux, un « premier office », c’est ainsi qu’il était appelé. Cet office s’achevait à huit heures du matin et ceux qui y priaient quittaient ensuite la synagogue, pour se rendre à leur travail.

     Il y avait aussi un tel office à Yom Kippour, mais, ce jour-là, ceux qui quittaient leur travail ne rentraient pas directement chez eux. Ils retournaient, au préalable, à la synagogue et ils y parvenaient pour la prière de la Neïla. Pendant cette prière, la synagogue était bondée. En outre, de nombreuses personnes étaient alors rassemblées dans la rue.

     Tous ont remercié mon mari du fond de leur cœur, car il avait trouvé une solution qui leur avait permis de prier avec la communauté, même si l’heure de la prière avait été très matinale. Lorsque mon mari s’entretenait de cela avec ceux qui priaient à la synagogue, des larmes abondantes coulaient de ses yeux. Il était très satisfait de constater la motivation spirituelle de ces hommes et il s’exclamait, avec une certaine joie :

« Ah ! Voici ce que sont les Juifs ! ».

     Tous, à l’époque, avaient peur de multiplier les propos, quand ils faisaient référence à de telles situations. Mon mari était donc très satisfait d’être parvenu à réaliser tout cela, d’une manière concrète.

Ne pas avancer la fin du jeûne

     Dès le milieu de la journée, à Yom Kippour, mon mari commençait, diplomatiquement, à organiser les horaires des prières pour faire en sorte que nul ne quitte la synagogue trop tôt. Les présents, en revanche, voulaient achever le jeûne le plus tôt possible. Ils étaient issus de tous les milieux et, dans les autres synagogues, on terminait effectivement la prière beaucoup plus tôt. Pour qu’il n’en soit pas de même ici, mon mari se mettait d’accord avec les officiants sur la manière de conduire les prières. Quand arrivait le moment de la Neïla, il ne restait donc que peu de temps pour chanter.

     L’un des artisans se considérait comme un érudit et un sage. Il était également considéré comme tel par les autres. Et, cet homme s’emporta, quand il constata que mon mari retenait la communauté jusqu’à une heure aussi tardive. Il explosa donc et il fit une remarque, à ce sujet. Néanmoins, il la formula uniquement près de la porte, non pas à sa place, à côté du mur oriental de la synagogue(224). Il déclara :

« Le Rav est le descendant d’un insoumis. Son aïeul(225) a été emprisonné parce qu’il a entretenu une controverse. Et, lui en fait de même ! ».

     Tout cela a coûté beaucoup d’efforts à mon mari. Le caractère raffiné des présents leur a permis de cacher leur insatisfaction, face à une telle situation. A l’inverse, les plus rustres d’entre eux ont exprimé leur sentiment. Pour mon mari, en revanche, il y avait réellement là un motif de joie. Certes, il avait dû leur imposer tout cela contre leur gré, mais cela lui importait peu. Il était parvenu à faire en sorte que des Juifs ne transgressent pas un Interdit. C’est ce qu’il répétait sans cesse.

Le comportement, à l’issue de Yom Kippour

     Quand il rentrait à la maison, à l’issue de Yom Kippour, mon mari ne pouvait pas réintégrer immédiatement le monde profane. C’est l’attitude qu’il avait toujours adoptée, d’ores et déjà en la période durant laquelle la vie juive était large, puis, encore par la suite, lorsqu’il était devenu pratiquement impossible de vivre de cette façon et que chacun adoptait ces comportements uniquement dans son domaine propre.

     Quand il arrivait à la maison, à une heure assez tardive, mon mari se contentait de boire un verre de thé, puis, aussitôt, il s’asseyait et prenait part à une réunion ‘hassidique, alors qu’il portait encore son Kitel(226) et la ceinture de prière du Tséma’h Tsédek(227). Celle-ci se prolongeait ensuite jusqu’à deux ou trois heures du matin.

     Ceux qui étaient proches de nous savaient cela, mais, bien entendu, ils prenaient d’abord leur dîner chez eux, en compagnie des membres de leur famille. C’est uniquement après cela qu’ils venaient dans notre maison. Mon mari commentait la ‘Hassidout. Il parlait toujours de la signification des prières de ce jour. Les dernières années, il soulignait la grandeur des enfants d’Israël, leur abnégation pour le Judaïsme, l’amour du prochain qui se faisait jour en ces périodes.

     Cette réunion ‘hassidique se poursuivait, par la suite, avec des danses, qui rappelaient celles de Sim’hat Torah. Il y avait toujours dix à quinze personnes qui prenaient part à de telles réunions.

Le comportement de Sim’hat Torah

     Puis, venait le jour de Sim’hat Torah. Notre grande maison nous avait été confisquée en 1929(228), lorsque la communauté de mon mari était encore assez petite. C’est donc cette communauté qui avait bâti pour nous trois petites pièces, sur un terrain appartenant à un particulier. Nous n’avions le droit de résider nulle part ailleurs. De toute la ville, chaque fois qu’il se trouvait, en quelque endroit, un Juif voulant se réjouir, à Sim’hat Torah, celui-ci venait dans notre maison.

     La nuit, quand il faisait obscur, des jeunes venaient également chez nous, en cachette. Or, notre maison était étroite. En outre, chacun de ceux qui venaient ne voulait pas que ses amis le voient se rendre chez le Rav. L’un se cachait donc à l’autre. Ils arrivaient chez nous par groupes séparés et mon mari faisait une réunion ‘hassidique, d’une manière touchante, avec chacun de ces groupes. Au cours de ces réunions, ceux qui y participaient oubliaient dans quel pays et sous quel régime ils vivaient.

     Les officiants que j’ai mentionnés ci-dessus participaient également à ces réunions ‘hassidiques. La relation de l’artiste à tout ce qui concernait la prière et le fait de se trouver avec mon mari, d’abord intéressée, devint ensuite désintéressée. Au début, en effet, il faisait tout cela pour gagner sa vie, mais, peu à peu, les prières qu’il disait commencèrent à émaner du profond de son cœur. Et, ceci eut une influence directe sur tous ceux qui venaient prier et qui en furent encouragés. Cet homme affirmait qu’il était redevable de son évolution positive uniquement au Rav.

Rencontre d’un Juif de Yekatrinoslav, à Lemberg

     Lorsque je suis partie pour l’Amérique, en 1946, j’ai passé une semaine à Lemberg, pour y faire établir certains documents. Me trouvant là-bas, j’ai séjourné dans une maison quelconque, avec quelques autres personnes de passage. Tout le processus devait rester confidentiel et il ne fallait pas que l’on ait connaissance de mon identité. Comme cela arrive bien souvent, dans la vie, le propriétaire de cette maison était un Juif de Yekatrinoslav. Je l’ai appris lorsque je me trouvais d’ores et déjà sur place.

     Une nuit, je suis sortie de ma chambre et cet homme a engagé la conversation avec moi. Il m’a expliqué que le Rav de sa ville, Yekatrinoslav, avait été exilé et qu’il était décédé. Puis, il a fait son éloge, à la mesure de sa compréhension. Il a souligné à quel point tous les habitants de la ville le respectaient et ne parvenaient pas à l’oublier. Il a ajouté qu’il avait lui-même apporté à la Rabbanit quelques kilogrammes de sucre, afin de les lui envoyer, par colis, dans l’endroit de son exil. Il ne m’a pas reconnu.

     Par la suite, je me suis rappelée que ce qu’il disait était vrai. A l’époque, en effet, il était impossible de se procurer du sucre, dans la ville et le fils de cet homme était le directeur du magasin d’état. Il m’avait donc envoyé ce sucre, par l’intermédiaire de son père, afin que je l’envoie au Rav.

Notes

(221) Il s’agit du grand Rav Moché Shapiro de Slovita, fils de Rabbi Pin’has de Korits et fondateur de l’imprimerie hébraïque de Slovita.

(222) C’est le fils du Maguid de Mézéritch. On verra, à son propos, le Beth Rabbi, tome 1, chapitre 25, à la page 62a.

(223) On rappellera ici que le petit-fils de Rabbi Avraham l’ange, Rav Avraham Chlomo, fils de Rav Israël ‘Haïm de Ludmer était également le petit-fils du grand Rav Eliézer Lieber, de Berditchev, né vers 5428 et décédé le 28 Mar’hechvan 5531.

(224) Là où prennent place les personnes les plus importantes de la communauté, durant la prière.

(225) Il s’agit de l’Admour Hazaken.

(226) Le vêtement blanc que l’on porte à Yom Kippour.

(227) On verra, à ce propos, le Likouteï Lévi Its’hak, Iguerot Kodech, à la page 207. Rabbi Lévi Its’hak écrit, dans l’une de ses lettres : « Je possède la ceinture du vêtement du Tséma’h Tsédek, dont la mémoire est une bénédiction et dont le mérite nous protègera, Amen ».

(228) Comme la Rabbanit ‘Hanna l’avait déjà indiqué au préalable. En effet, avant le mariage du Rabbi, en Kislev 5689 (1928), la moitié de leur grande maison leur avait été confisquée. Il semble que par la suite, une partie supplémentaire de cette maison ait également été confisquée. Rabbi Lévi Its’hak et la Rabbanit ‘Hanna durent alors s’installer dans trois petites pièces, comme le texte l’indique ici. On verra, à ce propos, le Toledot Lévi Its’hak, tome 1, à partir de la page 202.