Morde’haï Gurary, puisse-t-il reposer en paix

     Chaque fois que mon mari avait la moindre opportunité d’établir un contact avec la communauté, il la saisissait aussitôt. Un jour, un jeune homme qui s’appelait Mitya(229) Gurary(230) est venu nous rendre visite, chez nous. Son père(231) était employé chez ses proches parents, la famille Gurary, dans la ville. Ce jeune homme ne respectait pas les Mitsvot. Il était, à l’époque, élève d’une école secondaire, un garçon sérieux et très raffiné.

     Ce jeune homme est devenu l’ami de nos enfants. Il a commencé à fréquenter les enseignements de  la ‘Hassidout et il s’est attaché, avec beaucoup d’abnégation, au mode de vie qui en découle. Par la suite, il s’est mis à respecter le Chabbat et l’on peut dire qu’il est alors devenu quelqu’un qui craint D.ieu, au plein sens du terme.

     Il devait encore terminer ses études, à l’école. Mais, ses amis et ses professeurs avaient déjà remarqué qu’il s’était rapproché du mode de vie de la Torah et des Mitsvot. Ils ont alors commencé à le poursuivre et il a eu, de ce fait, des difficultés à être admis à l’université. Ses demandes d’inscriptions ont été repoussées, à plusieurs reprises. Une fois, le recteur de l’université lui a même dit que Schneerson lui viendrait en aide, alors qu’eux-mêmes, en revanche, ne pouvaient rien faire pour lui.

     A un certain stade, ils ne pouvaient plus le repousser encore une fois et ils l’ont effectivement admis à l’université. Mais, pendant les vacances, ils l’ont envoyé travailler dans un kolkhoze. Nous recevions alors, chaque jour, des lettres posant de multiples questions, sur ce qui lui était permis de faire et ce qui lui était interdit.

Diffusion du Judaïsme

     Quand le kolkhoze l’envoya à la ville, lors d’un déplacement en relation avec son travail, afin de faire l’acquisition de ce qui était nécessaire à l’administration de ce kolkhoze, des amis, qui effectuaient ce voyage avec lui, apportèrent avec eux du beurre et d’autres produits similaires, à la ville, afin de gagner un peu d’argent en les vendant.

     Lui, en revanche, rechercha les Juifs qui habitaient cet endroit et ce dont ils avaient besoin, dans le domaine religieux. Son sac était empli de Mezouzot, de Tsitsit, de Siddourim, de fiches d’alphabet hébraïque et d’autres objets comparables à ceux-là. Il les avait apportés en cachette et il les distribuait en différents endroits, comme le Rav le lui avait demandé.

     En apparence, il était un membre du Komsomol à part entière. Tous l’aimaient, y compris les non Juifs. Chaque jour, il priait, en portant les Tefillin, mais nul ne devait le savoir. Aussi s’était-il aménagé un endroit pour y prier, dans les champs. Au petit matin, alors que les non Juifs n’étaient pas encore tous réveillés, il se rendait dans les champs, là où les récoltes avaient poussé à une certaine hauteur. Lui-même était petit de taille. Il se cachait donc entre les épis et il priait là, avec ses Tefillin qui étaient couvertes par son chapeau.

     C’est alors que survinrent les jours de ‘Hanouka. Il était donc nécessaire d’allumer les bougies et de réciter la bénédiction. Ses responsables étaient très satisfaits de son travail et ils lui ont même demandé de s’installer dans le « coin rouge »(232). C’est à partir de cet endroit qu’il devait diffuser : « la lumière de la connaissance » parmi les villageois. Schneerson lui a donné des directives précises sur ce qu’il devait faire, en la matière et tout s’est bien passé.

     Une fois, cependant, a été envoyé dans ce kolkhoze un jeune Juif de la ville, qui avait pour mission d’observer de près le travail qui était effectué dans cet endroit. Vers minuit, cet homme se rendit dans le « coin rouge » et il vit alors les bougies de ‘Hanouka qui brûlaient. Etant lui-même juif, il comprit parfaitement ce qu’étaient ces bougies, bien que le « chandelier » ait été uniquement constitué d’huile versée dans des pommes de terre.

     Conformément à l’usage établi, il fit aussitôt un rapport au Komsomol. Quelques jours plus tard, le jeune homme fut renvoyé de son travail. Il continua alors à étudier la Torah, avec abnégation. Il respectait le moindre détail des dispositions de nos Sages. A Roch Hachana et à Yom Kippour, il avait l’habitude de venir prier dans notre maison, afin que ses voisins ne s’aperçoivent pas qu’il prie. Au matin, il se rendait à l’université, uniquement pour que l’on enregistre sa présence.

Un enterrement très pieux

     Un jour d’été(233), alors qu’il était déjà en troisième année, à l’université, ce jeune homme était allé se baigner dans le fleuve(234), mais il n’en est malheureusement pas revenu. Ce fut un très grand malheur. Il était le fils unique de ses parents. En outre, il était bien connu, au sein de la communauté de ceux qui respectaient la Torah.

     Son décès a fortement marqué également ceux qui fréquentaient l’université. Ceux-ci envoyèrent alors plusieurs délégations afin de signifier que les autorités prendraient en charge les frais d’enterrement, compte tenu du profond respect qu’ils éprouvaient envers le défunt.

     Ce Mitya, puisse-t-il reposer en paix, avait une sœur(235), elle-même sérieuse et très raffinée, mais elle était communiste et elle avait déjà atteint le rang de secrétaire de la cellule communiste, au sein du Komsomol, auprès duquel elle représentait l’usine Petrovski(236). De fait, atteindre un niveau aussi haut n’était pas accordé à chacun.

     Dans les délégations qui furent envoyées par l’université, il y avait aussi des communistes, qui se sont adressé à elle pour déterminer de quelle manière l’enterrement de son frère devait être organisé. Elle leur répondit que leurs parents respectaient les Mitsvot et qu’elle-même, en tant que communiste, ne se sentait pas habilitée à intervenir, dans ce domaine. Elle était donc venue chez nous en courant. Et, en pleurant, elle déclara alors :

« Rabbi, je sais que la volonté de Mitya était votre volonté. Nous ferons donc tout ce que vous nous ordonnerez ».

     Bien entendu, l’enterrement fut totalement religieux. Comme le défunt était pratiquant, des Juifs, vieux et jeunes y prirent également part. La rue était noire de monde. Ceux qui étaient présents portèrent le défunt dans la synagogue qui était fréquentée par ses parents. C’est là qu’ils prononcèrent son oraison funèbre, comme on disait là-bas. De nombreux étudiants de l’université vinrent également, avec quelques professeurs, dans le cadre d’une délégation officielle. Mais, ils se sont tenus à distance et ils n’ont pas pris part à l’enterrement proprement dit.

L’oraison funèbre du Rav

     Les responsables de la synagogue ont alors placé une table dans la rue, à proximité de la synagogue et ils ont demandé au Rav de prendre la parole. Le Rav a effectivement parlé, pendant plus d’une heure. Il a décrit tous les comportements du défunt, de son vivant, ce qu’il avait fait pendant ses études et son mode de vie, dans sa maison. Il prononça toutes ces paroles avec détermination et force d’esprit. Le Rav s’adressa aux jeunes et il leur indiqua qu’un homme peut avoir une vie de Torah et de Mitsvot, sans que cela l’empêche de prendre part également aux domaines du monde.

     Ses propos exercèrent une immense influence sur ceux qui les écoutèrent. Nombreux étaient ceux qui avaient la conviction que le Rav serait arrêté, à la fin de son discours. Concrètement, ceci s’est passé, me semble-t-il, en 1935, alors que mon mari a été arrêté, pour la première fois, en 1939.

     En 1936, vint le tour de la sœur du défunt de rejoindre le « saint des saints » du Komsomol, le parti lui-même. Mais, la réponse qui lui fut faire était la suivante :

« Pas pour l’instant ».

     Son appel à Schneerson, lors du décès de son frère, afin de solliciter son conseil sur la manière d’organiser l’enterrement faisait la preuve qu’elle n’était pas encore prête pour une telle « promotion ». Par la suite, on vérifierait encore une fois si elle était apte à cela.

     Comment savaient-ils qu’elle s’était adressée au Rav ? Il est difficile de le savoir. Peut-être ont-ils été prévenus par un : « oiseau du ciel »(237). A n’en pas douter, elle-même n’en a pas parlé et, bien entendu, aucune personne de chez nous ne l’a fait. Il est réellement surprenant de constater à quel point, là-bas, on savait tout.

     Pendant une longue période, par la suite, cet enterrement et l’oraison funèbre du Rav, prononcée à cette occasion, furent la discussion du jour, dans tous les milieux.

Récits ‘hassidiques avec des sanglots

     Lorsque je me trouvais à Moscou, puis, par la suite, à Paris, plusieurs personnes m’ont dit qu’elles ne pouvaient pas oublier les récits, notamment ceux de nos maîtres et chefs, que mon mari leur avait racontés. Ils m’ont rappelé de quelle manière mon mari relatait une telle histoire.

     C’est le cas, par exemple, de l’histoire d’Alexeï, le serviteur du Baal Chem Tov, qui vit, une fois, un Cho’het préparer son couteau pour la Che’hita en crachant sur la pierre avec laquelle il l’aiguisait, afin de l’humidifier. Ce non Juif lui dit alors :

« Isrolik(238) ne procède pas de cette façon. Il pleure et il aiguise le couteau avec ses larmes »(239).

     Quand mon mari relatait tout cela, son visage s’empourprait et il sanglotait. Ceux qui relatent des récits ne parviennent pas tous à en ressentir la dimension profonde, à ce point, à pénétrer dans le monde de celui qui fait l’objet de ce récit.

Notes

(229) Morde’haï.

(230) Il naquit vers 5665 (1905). Concernant sa proximité avec Rabbi Lévi Its’hak, on consultera également le Toledot Lévi Its’hak, tome 1, à la page 172 et à partir de la page 174.

(231) Yossef, fils de Moché. Il quitta ce monde vers 5710 (1950), âgé de soixante-dix ans.

(232) Il s’agit d’une pièce ou d’un édifice spécifique, à partir duquel étaient organisées les activités communistes.

(233) Le vendredi, veille du saint Chabbat 20 Sivan 5695 (1935). Huit mois plus tard, il eut un fils, qui fut appelé Morde’haï, fils de Morde’haï Gurary.

(234) Vraisemblablement pour l’immersion rituelle de la veille du Chabbat.

(235) Qui s’appelait Sarah.

(236) Qui a déjà été mentionnée au préalable pour l’aide qu’elle apportait à Rabbi Lévi Its’hak.

(237) Selon les termes du verset Kohélet 10, 20 : « L’oiseau du ciel portera la voix ».

(238) C’est-à-dire Rabbi Israël Baal Chem Tov.

(239) On verra, à ce propos, le Chemouot Ve Sippourim, paru à New York, en 5750, tome 3, à la page 148.