Nous nous tenions serrés autour de la grande Menorah. Mon père chantait les airs traditionnels tandis que ma mère et moi-même, enveloppées dans nos tchadors de cérémonie, servions aux invités les petits gâteaux blancs sucrés traditionnels, avec de grands verres de thé perse bouillant.

- Tu es encore là, soupira ma mère avec un sourire triste. Te souviens-tu que nous t’avions bénie l’année dernière en te souhaitant que, l’année prochaine c’est-à-dire cette année, tu pourrais allumer la Menorah en Israël avec Myriam ? (Ma sœur Myriam était montée en Israël dix ans auparavant).

Nous étions à Téhéran en 1986. La police des Ayatollahs gouvernait avec une main de fer. Des lois cruelles s’accumulaient pour nous rendre la vie amère. Une femme remarquée dans la rue sans son voile était arrêtée et, au commissariat, sévèrement battue. Les exécutions sommaires étaient monnaie courante.

Bien qu’il y ait eu et qu’il y ait encore de l’antisémitisme, cela n’avait rien à voir avec le respect des lois de la Torah – en tous cas pas là où nous habitions. Mes parents étaient très pratiquants. Ma mère étudiait régulièrement la Torah et ne nous permettait pas de manger ce qui n’avait pas été préparé à la maison.

Mon père puis mes frères avaient étudié la médecine puis s’étaient spécialisés en pharmacologie. Personnellement, j’avais une bonne place de secrétaire. Mais sous le règne de Khomeiny, tous les employés juifs furent renvoyés. Je cherchais un autre travail mais en vain.

Onze mois avaient passé. J’avais trente ans et je n’étais toujours pas mariée. Pendant trois ans, nous avions essayé d’obtenir pour moi un visa pour Israël. Mon frère aîné prit l’affaire en mains. Un vendredi, un mois avant ‘Hanouccah, il décida : « Farida, tu pars maintenant ! ». Il m’avait inscrite dans un groupe de jeunes gens juifs dont les familles avaient loué les services de passeurs professionnels.

Je pris hâtivement congé de mes parents. Mon frère paya le passeur et lui remit une grosse somme d’argent que j’avais économisée pour acheter un appartement en Israël et qu’il devait me rendre à la fin du voyage. Quant à moi, je n’emportai qu’une petite valise avec quelques vêtements et des bijoux.

Un peu avant Chabbat, nous sommes arrivés dans un village où une famille juive nous hébergea. A minuit, deux jeeps s’arrêtèrent devant la maison et des passeurs armés nous enjoignirent de les suivre. Les jeeps foncèrent puis arrivèrent dans un autre village.

Après Chabbat, les guides revinrent avec des vêtements de villageois pour nous. Je reçus un pantalon avec une longue robe foncée et un tchador noir.

De retour dans les jeeps, nous avons furieusement traversé le désert. A un moment, la route s’arrêta et les guides nous annoncèrent que nous devions continuer à pied. Nous avions l’interdiction de prononcer un mot. Nos guides avançaient, suivis par les garçons et moi en queue. Au bout de quelques heures de marche, quelqu’un arriva par l’arrière et m’attrapa par le bras :

- Qui êtes-vous ? me demanda-t-il.

Je sursautais de frayeur.

- J’ai entendu qu’il y avait une femme dans ce groupe et je suis venu vous aider pour que vous ne tombiez pas.

Il prit ma valise tout en me tenant par le bras. Je n’osais rien dire mais, soudain, je m’aperçus que nous étions seuls.

- Nous les avons perdus de vue, grimaça mon « accompagnateur ». Alors venez avec moi sinon je vous remets aux autorités !

Je m’assis sur le sol dur. Je levai les mains au Ciel et priai : « Oh mon D.ieu ! Soit Tu m’envoies quelqu’un pour m’aider soit je prie pour que la terre m’engloutisse comme Kora’h ! ». L’homme m’attendait puis décrivit la prison en termes à se faire dresser les cheveux sur la tête. Il s’impatienta : « Allons-y ! ».

Vers une heure du matin, j’entendis des pas. C’était un trafiquant de drogue iranien qui, comme nous, tentait de franchir la frontière illégalement : « Que fait une femme ici ? » demanda-t-il, choqué. Apparemment quelque chose dut l’émouvoir et il me permit de rattraper mon groupe. Mais sans ma précieuse valise. « Maintenant vous marcherez près de moi ! » ordonna le guide.

Nous sommes arrivés à la frontière entre l’Iran et le Pakistan à sept heures du matin. Quatre passeurs nous attendaient. L’un d’entre eux s’étonna : « Jamais nous n’aurions cru qu’une femme réussirait à voyager dans ces conditions dangereuses ! Comment avez-vous fait ? ». J’étais trop épuisée pour répondre.

Nous sommes arrivés le soir dans un village pakistanais. On nous installa dans des écuries, avec les chevaux (!)… Bien plus tard, des jeeps nous emmenèrent dans un autre village, alors que l’odeur de l’écurie collait encore à nos vêtements. Là nous avons enfin pu manger, boire et dormir.

Quatre jours plus tard, ils nous cachèrent sous les sièges d’un autre petit véhicule et, la nuit tombée, nous sommes arrivés au centre du Pakistan. Au matin, nos guides annoncèrent que nous allions rejoindre un bureau des Nations Unies pour obtenir des laissez-passer.

Au moins dans ce bureau, tout se passa comme prévu, nous reçûmes des documents et nous fûmes hébergés dans un hôtel payé par l’Agence Juive. Le premier jour, je contractai un terrible mal de tête et de la fièvre. Les garçons me traînèrent dans une « clinique », de fait une tente constituée de rideaux, envahie par toutes sortes d’insectes et de moustiques. J’y suis restée trois semaines, faible et presqu’inconsciente. Enfin, on nous procura des billets d’avion et nous avons atterri à Zürich. Quand nous sommes arrivés devant le comptoir à l’aéroport pour acheter des billets pour Israël, chacun d’entre nous tendit l’argent que les guides leur avaient donné quand nous les avions quittés. Angoissée, je réalisai que les garçons tenaient mes chèques, mes économies de toute une vie que mon frère avait innocemment confiées à nos guides. L’argent ne suffisait pas. Nous sommes restés sur place, un groupe bizarre, apparemment désireux de voyager mais sans bagages.

Les agents de sécurité nous observaient et tentèrent de communiquer avec nous dans toutes les langues qu’ils connaissaient mais pas le perse. Finalement quelqu’un remarqua que je connaissais un peu d’hébreu et contacta un représentant de l’Agence Juive. Celui-ci s’occupa de nous procurer des billets ainsi que de la nourriture cachère dans l’avion ; il informa aussi nos familles de notre arrivée prochaine.

Ce dont je me souviens de notre arrivée, ce fut des femmes qui n’étaient pas voilées et ma sœur qui m’embrassait longuement en répétant encore et encore : « Je savais que tu arriverais, le Rabbi l’avait promis ! ».

Nous nous sommes installés dans son magnifique salon. Nous avons bu du thé perse brûlant et sucré tout en regardant les flammes qui dansaient dans les godets de la Menorah de mon beau-frère.

Puis elle m’expliqua. Quant trois semaines s’étaient passées depuis que j’avais quitté la maison de mes parents et qu’elle n’avait encore pas obtenu de mes nouvelles, ma sœur avait écrit au Rabbi. De New York, le Rabbi lui avait répondu qu’elle n’avait pas à s’inquiéter, que j’étais en route et que j’arriverais bientôt en bonne santé. J’ai rapidement calculé que le Rabbi avait répondu cela quand j’étais malade et que ma vie était en danger.

Jusqu’à maintenant, quand je regarde les flammes de la Menorah, je me souviens de ce voyage éreintant qui n’est toujours pas achevé. La dernière étape sera quand nous allumerons tous ensemble la Menorah dans le troisième Temple, puisse-t-il être reconstruit immédiatement !

Farida Farsi

Traduite par Feiga Lubecki

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