En octobre 1944, après cinq mois à Auschwitz, je fus transféré au camp d’extermination de Dachau, en Bavière. Peut-être parce que j’étais l’un des plus jeunes détenus – je n’avais que treize ans – je fus favorisé par un officier S.S. qui me nomma responsable de la nourriture : je devais me tenir à la porte de la cuisine toute la journée et crier «attention !» quand cet officier entrait pour son inspection quotidienne. En m’entendant, tout le personnel de la cuisine se mettait au garde à vous jusqu’à ce que le SS hurle : «Continuez votre travail !». Apparemment, on appréciait le timbre aigu de ma voix et c’est pourquoi je fus maintenu à ce poste jusqu’à la fin de la guerre.
Etre responsable de la nourriture signifiait que j’avais accès à des trésors – tels que du pain ou des légumes - susceptibles de sauver ma vie mais aussi celle de nombreux autres déportés. Certains d’entre eux ont ainsi pu survivre à leurs terribles conditions d’internement et vivent encore à Williamsburg aujourd’hui.
Un jour, un prisonnier d’une quarantaine d’années s’approcha de moi en m’appelant «Kicsi», ce qui signifie «Petit garçon» en hongrois et ce qui était d’ailleurs devenu mon surnom au camp. Il s’appelait Chmouel Farbenblum et était responsable d’une baraque. Son fils de quinze ans, Tsvi, venait de se remettre d’un accès de typhus, mais était en train de mourir de faim à l’infirmerie. Il me demandait donc de lui fournir chaque jour une pleine marmite de soupe épaisse pour le ramener à la vie. Une marmite ! C’était absolument impossible ! Je parvenais par-ci par-là à dérober un croûton de pain ou des épluchures de légumes mais une marmite ! Ce serait bien vite remarqué et on me punirait sévèrement. Mais Monsieur Farbenblum n’accepta pas mes arguments ; il attendit que je termine ma journée de travail puis m’attrapa par ma veste et me força à le suivre jusqu’à la baraque où gisait son fils : «Viens voir mon fils ! Juste regarde-le !»
Celui-ci était étendu sur une fine couche de paille. Son long corps desséché n’était que peau sur les os. Il était si faible qu’il ne parvenait plus à ouvrir les yeux.
Je demandai à M. Farbenblum : «Vous êtes responsable de la baraque et c’est vous qui partagez la nourriture entre tous les détenus. Pourquoi n’agissez-vous pas comme tous les autres chefs et ne prélevez-vous pas un peu de la ration de chacun pour favoriser votre fils ?»
Non, M. Farbenblum n’était pas d’accord : «Jamais je ne pourrais agir ainsi : voler les autres déportés – même pour une toute petite quantité – afin de mieux nourrir mon propre fils ! Chaque miette de pain est vitale pour un détenu !»
«Même pour sauver votre propre fils ?» J’étais stupéfait.
«Même pour cela !» répondit-il fermement.
Il soutenait que si je volais de la nourriture de la cuisine, cela ne diminuerait pas les rations des prisonniers.
J’étais tellement ému par le refus de M. Farbenblum de léser ses codétenus que je lui promis de mettre tout en œuvre pour lui fournir ce qu’il me demandait. C’est ainsi qu’il put se glisser souvent dans la cuisine pour dérober ce dont son fils avait le plus besoin.
A la libération, les Américains répartirent les survivants dans différentes directions et ce n’est que deux ans plus tard que nous nous croisâmes à nouveau en Tchécoslovaquie : en voyant sur l’autre trottoir un homme d’une quarantaine d’années avec un jeune homme de belle allure, je les reconnus. M. Farbenblum m’embrassa avec effusion et me présenta son fils Tsvi : «C’est mon fils, c’est vous qui l’avez maintenu en vie !»
Je leur rendis visite ; M. Farbenblum qui était maintenant dans le commerce de tissus et d’aiguilles me prépara un grand paquet de ces fournitures à apporter en Hongrie – où elles étaient introuvables – où je devais retourner pour le mariage de ma sœur.
Finalement, j’émigrai aux Etats-Unis et les Farbenblum en Israël.
Durant les décades qui suivirent, je complétai mon éducation précocément interrompue, me mariai, éduquai mes enfants et travaillai dur. J’avais comme mis de côté mes souvenirs des camps mais, une fois la retraite arrivée et les enfants mariés, tout revint à la surface.
J’appris que le père, Chmouel, était décédé dans les années soixante-dix et que son fils Tsvi s’était installé en Australie. Dès que j’entendais parler de quelqu’un qui venait de ce pays, je demandais s’il connaissait Farbenblum : c’était presque devenu un sujet de plaisanterie pour mes enfants. Mais un jour ma fille reçut un invité qui put même préciser son adresse et sa nouvelle identité : Tsvi Farbenblum se faisait maintenant appeler Sam Moss, il avait deux fils mariés et des petits-enfants qui allaient se marier prochainement… à New York !
Nos deux familles étaient très contentes et, en même temps, un peu inquiètes, de nos futures retrouvailles. Mais tous deux nous avons survécu à l’émotion de la réunion…
* * *
Un mois plus tard, lors du mariage de ‘Hanna Moss, Rav Israël Deren de Connecticut était présent et entendit toute cette histoire. Il se leva et annonça qu’il avait quelque chose à ajouter à cette histoire :
«Il y a quelques années, j’eus le privilège d’amener Steven et Caroll Moss devant le Rabbi pour recevoir de sa main du gâteau au miel à Hochaana Rabba. Je présentai Caroll au Rabbi en précisant qu’elle était une descendante de Rabbi Chnéour Zalman, fondateur de la ‘Hassidout ‘Habad (son nom de jeune fille était Chnéour). Mais le Rabbi se tourna vers Steven et lui dit : «Vous devez agir comme votre grand-père !». Bêtement, je pensai que le Rabbi ne m’avait pas entendu et je répétai : «C’est Caroll qui est une descendante de Rabbi Chnéour Zalman !». Le Rabbi la regarda et lui dit : «Vous devez suivre les lois qu’il a consignées dans son Choul’hane Arou’h (code de lois juives)» puis il se tourna à nouveau vers Steven en répétant : «Vous devez agir comme votre grand-père !»
«À l’époque, continua Rav Deren, j’ignorais ce que cela signifiait mais maintenant j’ai compris ! Après avoir entendu comment Chmouel Moss-Farbenblum s’est comporté dignement même à Dachau, je comprends pourquoi le Rabbi a demandé à Steven de ressembler à son grand-père !»
Les trois petits-fils du regretté Chmouel Farbenblum sont tous devenus de grands donateurs, dévoués corps et âme à diverses organisations charitables ; ils ont suivi l’injonction du Rabbi et, comme leur grand-père, sont décidés à aider les autres au maximum.
Au fond, Sam Moss m’était reconnaissant de lui avoir sauvé la vie, mais je dois encore davantage de reconnaissance à son père pour m’avoir donné le mérite de sauver une vie et m’avoir enseigné une si grande leçon de droiture !
Oscar Heller
N’shei Chabad Newsletter
traduit par Feiga Lubecki
- Détails
- Publication : 18 décembre 2013