C’est un verset très connu et très étrange. Il est extrait du Deutéronome ou, si vous préférez, de la paracha Nitsavim (Deut. 30, 14) : « Car la chose est très proche de toi, dans ta bouche et dans ton cœur pour la mettre en pratique ». Son sens immédiat est parfaitement clair : il est aisé, pour quiconque, d’accomplir la Torah et ses commandements. Et, au demeurant, une lecture plus attentive ne fait que renforcer l’évidence de cette affirmation. « Dans ta bouche » est-il dit : c’est la parole qui est ainsi désignée. « Dans ton cœur » vise la pensée, « Pour la mettre en pratique », l’action. Par la pensée, la parole et l’action, ces trois « vêtements de l’âme » pour reprendre la terminologie ‘hassidique, il est non seulement possible mais facile de mettre, ici et maintenant, la Torah en pratique.

Une minute mon cher Rabbin, facile vraiment ? Facile de s’affranchir des pesanteurs du corps ? Facile de rejeter une à une, jour après jours les trop faciles tentations de l’œil qui voit et du cœur qui insatiablement désire ? Dans cette société marchande, qui plus est, où le désir est instrumentalisé, où il nous est sans cesse commandé d’y succomber sans réserve, de nous laisser aller, comme un frêle esquif sur une mer houleuse, à toutes les envies qui viennent, où toute résistance peut être présumée déviance ?

C’est l’un de nos plus grand livres, le ‘Hovot Halevavot qui le déclare : « De même que l’eau et le feu ne peuvent coexister, ainsi, dans le cœur, ne peuvent se trouver ensemble les désirs pour les choses de ce monde et l’amour pour D.ieu ». Et l’expérience universellement partagée établit sans discussion qu’il n’est certainement pas aisé de changer du tout au tout l’orientation de son cœur, du désir des choses du monde vers l’amour pour D.ieu.

Comment donc la Torah, la paracha Nitsavim en l’occurrence, peut-elle nous dire que l’amour pour D.ieu est une « chose très proche » de chacun ? Proche pour les tsadikim certes, les justes qui ont un parfait contrôle de leur cœur mais dont on sait qu’ils sont peu nombreux, mais pour nous ? Or, la Torah s’adresse bien à chacun d’entre nous !

Dans son Tanya, Rabbi Chnéour Zalman propose une double réponse. Pour construire la première, il s’intéresse à l’ordre surprenant des mots du verset. Reprenons-le : la chose est très proche 1) « dans ta bouche », 2) « dans ton cœur », 3) « pour la mettre en pratique ». Les trois « vêtements » de l’âme qui viennent d’être évoqués apparaissent dans un ordre inhabituel qui n’est ni descendant (pensée, parole, action) ni ascendant (action, parole, pensée). C’est la faculté médiane (la parole) qui est ici mentionnée la première, suivie de la pensée (« dans ton cœur ») et enfin de l’action (« la mettre en pratique »). Rabbi Chnéour Zalman nous dévoile alors le sens de cette surprenante construction. Si cette dernière faculté, celle de l’action, se trouve au contact de l’expression « dans ton cœur » c’est qu’elle permet d’en préciser le sens.

Qu’est-ce donc qui est très proche de toi dans ton cœur ? Autrement dit : quelle est cette forme d’amour à laquelle il est facile d’accéder ? Cet amour n’est pas l’amour absolu qu’éprouve le tsadik, l’amour qui brûle comme un feu ardent, c’est, plus






simplement, celui qui conduit à l’action. « Cela, écrit Rabbi Chnéour Zalman, est très
proche et très accessible à tout homme qui a un cerveau dans sa tête car son cerveau est
sous son contrôle et il peut méditer sur tout sujet qu’il souhaite. Et, s’il médite sur la grandeur de D.ieu, il engendrera, dans son cerveau au moins, un amour pour D.ieu, il
désirera s’attacher à Lui par l’accomplissement de Ses commandements et l’étude de Sa Torah ».

Une autre question cependant peut alors être légitimement posée. Chacun dispose-t-il vraiment de l’aptitude intellectuelle nécessaire à la méditation ? Une authentique méditation ne présuppose-telle pas de surcroît une connaissance approfondie du thème qui en est l’objet ? Aussi Rabbi Chnéour Zalman évoque-il une seconde approche possible : en chacun demeure, à l’état latent, un amour pour D.ieu. Cet amour a été reçu en héritage des Patriarches ( et le Tanya analyse, dans les termes de la Kabbale, la nature de cet héritage). Même en sommeil, momentanément oublié, enfoui sous l’avalanche des soucis et des distractions du monde, il est d’ores et déjà là. Sa seule remémoration peut conduire à l’observance de la Torah et de ses commandements et c’est dans cette observance même qu’il trouve enfin à s’exprimer.

Oui, même ici et maintenant la « chose » est bien plus proche qu’on imagine : en fait elle est « très proche ». Elle attend à chaque instant que nous nous la réappropriions.


B. Ziegelman