Nous avons hérité de rites . Faut-il s'en irriter?


C’est peut-être toute l’histoire humaine qui est traversée par la tension entre l’esprit et le corps, le spirituel et la matérialité, l’immédiat et le transcendant. Le regard absorbe ce qui se présente à lui, les bruits du monde pénètrent les oreilles, un appareil complexe engloutit les nourritures. Mais aussi nos pensées peuvent nous transporter très loin de nous-mêmes. Jusqu’à parfois abandonner absolument l’être de l’ici et du maintenant. Hors de nous, juste sous nos yeux, apparaît certes le monde de nos routines, le monde avec lequel nous avons des accommodements, des habitudes. Un monde dont nous croyons avoir la maîtrise et qui se tient comme le décor de nos vies, entre nous et l’univers dont, quoiqu’on dise, nous ne savons à peu près rien. L’opposition entre le monde humain et l’immense univers redouble cette tension.

De ces oppositions, de cette dissonance fondamentale jaillissent indéfiniment les questions qui hantent les humains et les conduisent à rechercher un au-delà à leur horizon trop borné.

Pourtant, le juif observant mange cachère, met des téfilines, pose sur chacune de ses portes une mézouza, bref accomplit de multiples commandements qui concernent généralement sa vie la plus terrestre, la plus concrète, qui n’annoncent aucune escalade vers les hauteurs promises trop facilement ailleurs. Bien sûr, la prière et la méditation, l’étude, tiennent une place centrale dans la vie juive. Il n’en demeure pas moins que les actes matériels que détermine le ritualisme juif font la trame de la vie du juif observant et sont le socle de la spiritualité juive.

Pour Maïmonide, les mitsvot, les commandements, sont un moyen de s’affranchir des pesanteurs de la corporalité pour atteindre à la vie spirituelle, au domaine des idées. Le Séfer ha ‘hinou’h, compilation publiée au début du XVIe siècle à Venise mais probablement rédigé vers la fin du XIIIe, reprenait la nomenclature des mitsvot établie par Maïmonide et s’efforçait de leur donner un contenu pédagogique : les mitsvot enseignent concrètement comment bien agir et leur contenu exerce un effet positif sur qui les accomplit.

Quant à elle, la pensée ‘hassidique interroge la centralité des mitsvot plus fondamentalement : aussi loin que nous puissions penser et quelque élévation à laquelle nos sentiments parviendraient, quelle relation pourrions-nous jamais établir avec D.ieu, radicalement inconnaissable dans son Essence, absolument Autre. D’une altérité qui n’est pas un ailleurs vers lequel pourrait me conduire on ne sait quel mystique voyage mais l’Altérité même qu’aucune pensée ne peut saisir. Les mondes crées, l’univers où nous demeurons, sont venus à l’existence ex nihilo. Ils ne résultent pas d’une longue procession de causes et d’effets mais d’un surgissement qui ne désigne aucune cause, aucun antécédent. La succession des causes et des effets aurait laissé, dans l’effet, la marque perceptible de la cause. Le surgissement ex nihilo autorise l’être crée à se penser comme pleine existence séparée du Créateur. Qu’il se perçoive comme un étant et sa Source comme néant ne veut nullement dire qu’il nie ipso facto l’existence de la Source. Mais la Source est pour lui néant en tant qu’Elle échappe absolument à sa sphère de compréhension, qu’Elle existe d’une façon qui est absolument sans aucune mesure avec ce que lui, être crée, sait de l’existence, la seule qui, pour lui, aille de soi, celle qu’il vit dans sa demeure, dans son monde.

Cette demeure d’ici-bas, nous explique la ‘hassidout, D.ieu a voulu qu’elle soit aussi la Sienne. Etrange désir : n’est-ce pas Lui qui est le « lieu » du monde ? Est-il rien d’autre que Lui ? Il faut prendre garde à la dimension métaphorique des langues humaines et, ici, des connotations spatiales de ces expressions. Une demeure ici-bas ? Les notions de proximité et d’éloignement, de haut et de bas, traduisent le degré de dévoilement du Créateur à l’égard de Sa créature. Ainsi l’image de la demeure, lieu où l’on peut pleinement apparaître dans l’intimité du « chez soi », fait-elle sens : de ce monde matériel, « bas » parce que le Divin s’y trouve à priori occulté, il faut faire le lieu de Sa révélation.

Comment construire alors la Demeure ? D’abord par l’accomplissement des commandements. A l’humanité ont été donnés, avant la révélation sinaïtique, les lois dites de Noé. Aux Justes des Nations qui respectent ces fondements moraux le salut est offert (que les autres se rassurent, le judaïsme ne prévoit aucune rôtissoire éternelle). Quant aux juifs, il leur appartient de respecter un ritualisme précis qui s’enracine dans 613 commandements, ce ritualisme dont savent si bien sourire ceux qui, ayant peu appris, ont des idées sur tout. Par les actes concrets qui, à travers les commandements expriment la Volonté divine telle qu’appliquée à notre monde, le juif observant veut éclairer la demeure humaine de la présence du Divin. L’objet instrument du rite est élevé à une sainteté nouvelle et l’être humain, acteur du rite, se sanctifie. Ainsi, même le manger, le boire ou le dormir perdent-ils leur trivialité, la pesanteur qui ne leur est que trop naturelle quand ils ne sont rien d’autre que l’assouvissement d’un appétit. Ils découvrent l’inattendu d’une autre dimension qu’ils portaient en eux. Cette révélation qui a lieu dans le monde des objets de la finitude a pour horizon l’avènement messianique, celui qui, précisément, fera qu’alors « toute chair verra ».


Barou’h Ziegelman

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