La pluie tombait sans discontinuer, fouettant les toits et les fenêtres. Des torrents d’eau, une tempête interminable s’abattaient sur notre belle ville de Recife dans laquelle nous dirigions un Beth ‘Habad, un centre communautaire Loubavitch.
Mais notre cuisine continuait imperturbablement à fonctionner malgré l’agitation céleste.
Des salades, des friandises, des omelettes, des pizzas, des biscuits, des gâteaux et, bien sûr, des «Hamantachen» que de petites mains parvenaient à subtiliser dès leur sortie du four.
C’était la veille de Pourim et le téléphone n’arrêtait pas de sonner : «Vous devriez annuler la fête!» revenait sans cesse. Mais nous persistions : «Non!» tout en regardant avec angoisse par la fenêtre la pluie qui se déversait en trombes.
La pluie cessa enfin et je soupirai de soulagement. Cela faisait 15 jours - soit 150 heures d’un travail incessant - que je préparais Pourim : coups de téléphones, courrier d’invitation, la décoration, les gens qu’on rencontrait et, bien sûr, la nourriture et la nourriture!
A l’époque, il n’y avait à Recife ni boulangerie, ni pâtisserie, ni épicerie cachères ; ni Yechiva (école talmudique) qui aurait pu nous fournir de «la main d’œuvre» pour nous aider. Oui, durant deux semaines, mon four a fonctionné dix heures par jour, malgré le soleil brûlant à travers les stores.
Enfin tout était prêt.
Une de mes amies allait bientôt arriver pour m’amener à la synagogue avec ma cargaison de gâteaux. Mais cette fois, ce fut mon mari qui téléphona : «Le Beth ‘Habad est encerclé d’un profond fossé rempli d’eau!» Pour y accéder, il fallait enlever chaussures et chaussettes : l’eau parvenait aux genoux !
Si mon mari l’avait fait, je le ferais aussi. Mais les convives ? Accepteraient-ils de retirer chaussures et chaussettes et de mouiller le bas de leurs vêtements ?
Au nord de la ville, des gens durent être évacués de leurs maisons inondées.
Les rivières dévalaient dans la ville, les caves et les garages étaient remplis d’une eau boueuse nauséabonde. Qui oserait s’aventurer dehors dans ces conditions ?
Je regardais mes gâteaux et les gâteaux me regardaient. Ce fut peut-être le moment le plus calme pour moi depuis deux semaines.
«Nous avons accompli notre part, songeai-je. A D.ieu maintenant de prendre les choses en main ! Je suis une émissaire du Rabbi et les préceptes de la ‘Hassidout me guident : le cerveau domine le cœur!»
Seules trois voitures pouvaient entrer dans l’impasse au bout de laquelle se trouvait le Beth ‘Habad. Celle de mon amie – dans laquelle j’avais pris place – était la troisième. Comme l’impasse était un peu surélevée, ces trois voitures étaient, de fait, en sécurité. Une quatrième voiture dut s’arrêter à l’endroit où l’impasse donne sur la rue : il y avait bien 50 cm d’eau en-dessous !
Ah Venise ! Ah si seulement nous disposions d’un bateau, d’une pirogue, d’une gondole, que sais-je !
C’est alors que le conducteur de la quatrième voiture parvint à l’extraire de l’impasse et se mit à transporter délicatement dans son véhicule les invités qui arrivaient et qui s’étaient garés de l’autre côté de la rue – sur le quai pourrait-on dire, car là-bas tout était sec ! Ce fut en tout plus de cinquante personnes qui, non seulement avaient osé défier cette météo terrible mais qui avaient littéralement «traversé la mer» pour accéder à notre Beth ‘Habad !
La fête fut magnifique.
Le lendemain matin, le soleil était radieux.
Dès cinq heures du matin – qui est l’heure à laquelle on se lève ici – nous étions sur le pied de guerre pour organiser pour la toute première fois dans cette ville un véritable Pourim, historique, authentique, rempli de toutes les Mitsvot traditionnelles, en particulier les Michhloa’h Manot, les cadeaux de nourriture qu’on envoie à des amis.
De nombreuses voitures se mirent spontanément à notre service, avec des enfants déguisés qui distribuèrent mes gâteaux faits maison dans les hôpitaux et maisons de retraite.
Qu’y avait-il d’original, me direz-vous ? Bien sûr, les gens qui reçurent ces paquets étaient ravis qu’on ait pensé à eux et contents de participer eux aussi à la joie de la fête. Mais les plus heureux étaient, au fond, les volontaires, toutes ces personnes qui avaient sillonné la ville : «Comme c’était agréable de donner ! Je n’aurais jamais pensé que c’était une telle joie!» me dit l’un d’eux tandis qu’un autre ajouta : «Je vous en prie ! Appelez-moi la prochaine fois que vous entreprenez une telle action ! Je veux absolument participer ! Et nos enfants n’oublieront jamais qu’il est possible de fêter Pourim même à Recife!»
Ce qui continue de raisonner dans mon esprit, c’est la valeur et la détermination de chaque Juif, quel qu’il soit.
Combien de fois, mon mari et moi avons-nous entendu : «Je ne suis pas pratiquant!» De la bouche même de ces Juifs qui avaient pourtant tenu ensuite à participer à notre fête de Pourim ! Pas pratiquants ? Mais alors pourquoi oser braver une telle tempête au lieu de rester confortablement chez soi ?
Pas pratiquants ? Mais cependant prêts à traverser des torrents d’eau et de boue pour pénétrer dans le Beth ‘Habad et y écouter la Méguila. Dans le cœur de chaque Juif, luit toujours une étincelle de judaïsme.

Itty Chazan
Le’haïm
traduite par Feiga Lubecki