Les fidèles de la synagogue Marina Rochtsa à Moscou se connaissaient bien. Et si un inconnu entrait, on se montrait très circonspect : peut-être était-ce un espion à la solde du K.G.B., prêt à dénoncer un imaginaire complot anti-révolutionnaire…
Un jour un Juif inconnu entra : d’âge mûr, il avait le visage orné d’une barbe grisonnante et parlait peu. On apprit qu’il s’appelait Chalom Feigin. Un des fidèles, Reb Aharon ‘Hazane (un ‘Hassid qui habitait la banlieue de Moscou) demanda à un autre fidèle, Reb Sandler, s’il avait d’autres renseignements sur le nouveau venu.
« Voici ce qu’il m’a raconté », dit Reb Sandler. Et, au fur et à mesure qu’il parlait, Reb Aharon ne pouvait s’empêcher de penser que cette histoire lui semblait connue et même très connue… En effet :
Dans les années quarante, Reb Aharon cherchait du travail qui lui permettrait de respecter le repos du Chabbat. Enfin il avait trouvé un emploi dans une fabrique de tricotage : le directeur, Sacha était juif, affilié au Parti Communiste, mais il accepta de fermer les yeux sur les absences de Reb Aharon le samedi et même le vendredi après-midi : celui-ci travaillait le dimanche pour compenser. L’usine était située assez loin et Reb Aharon devait effectuer chaque jour trois heures de train entre son domicile et son travail. Le vendredi, alors que Chabbat entrait à 15 h 30, Reb Aharon quittait le travail à midi afin de pouvoir arriver chez lui à temps.
Un vendredi, Sacha appela Reb Aharon : « Aujourd’hui, camarade, tu devras rester à ton poste tout l’après-midi. En effet, demain il y aura une inspection générale de l’usine, or nous n’avons pas terminé le travail prévu ». Reb Aharon écouta attentivement et répondit, aussi courtoisement que possible : « Camarade directeur, je suis désolé mais je ne pourrai pas travailler cet après-midi. Je dois sortir à midi au plus tard ! »
Le camarade directeur se fâcha : « Sache que si on apprend que, d’une part, le travail n’a pas été accompli et que, d’autre part, je t’ai permis jusqu’à présent de ne pas travailler Chabbat, nous paierons cela très cher, tous les deux ! »
« Je comprends qu’il est très important de fournir la quantité de travail exigée mais pour moi, le Chabbat est encore plus important ! »
Cette réponse mit Sacha hors de lui :
« Si tu quittes le travail à midi, tu seras renvoyé ! »
Cette menace était sérieuse : se retrouver sans travail en Union Soviétique était d’une extrême gravité. Aucune allocation ne complétait le salaire des employés. Et l’accusation de « parasitisme » pouvait mener tout droit en prison ou même en Sibérie. Mais Reb Aharon était ferme : il quitta le travail à midi.
Le lundi matin, Reb Aharon retourna à l’usine, comme les autres ouvriers. Il évita Sacha et celui-ci ne lui adressa pas la parole. De fait, Sacha ne l’avait pas renvoyé mais il régnait entre eux deux une vive tension.
Quelques temps plus tard, Sacha quitta ses fonctions à l’usine et un nouveau directeur fut nommé. Les ouvriers ignoraient si Sacha, qui approchait les soixante-dix ans, avait déjà pris sa retraite ou si le Parti l’avait nommé à un autre poste.
Reb Aharon oublia bien vite cet épisode surtout que lui aussi quitta l’usine car il avait trouvé un travail plus agréable.
Depuis, les années avaient passé : qui aurait pu deviner que la barbe grisonnante de Chalom Feigin ornait en fait le visage de l’ancien directeur, membre du Parti, Sacha ? Voilà pourquoi Reb Aharon n’avait pu le reconnaître ! Et Chalom Feigin n’avait pas osé mentionner le nom de Reb Aharon quand il avait raconté son histoire à Reb Sandler.
Celui-ci n’avait pas remarqué le sourire qui s’ébauchait sur le visage de Reb Aharon. Et il raconta la suite de l’histoire.
« Après que je me sois calmé, avait poursuivi Sacha-Chalom, je me suis mis à réfléchir : « Comment un Juif pouvait-il être prêt à sacrifier son unique source de revenus alors qu’il avait une femme et des jeunes enfants à nourrir ? Oui, il avait des principes, une ligne de conduite ! C’est lui qui était fort car capable de résister aux pressions extérieures ». C’est alors que Sacha-Chalom s’était souvenu de son enfance, de la maison de ses parents, des visites qu’il avait effectuées avec son père dans le village de Loubavitch, chez Rabbi Chalom Dov Ber…
« Je n’en pouvais plus : ces pensées me hantaient, dit-il, et je décidai de retrouver une vie juive entière et véritable. Je pris ma retraite, laissai pousser ma barbe et repris le chemin de la maison d’étude et de prière… »
C’est alors que Reb Aharon se présenta à nouveau à son ancien patron : c’était lui qui l’avait tant impressionné par la force de ses convictions !
Telle est la force du Chabbat !

Si’hat Hachavoua
Traduit par Feiga Lubecki

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