Ce vieux Juif, Yisek Faguskin, se rendait chaque matin à la synagogue Loubavitch de Bné Brak. Bien qu’il ait plus de 80 ans, il avait gardé l’esprit vif et se réjouissait de pouvoir étudier tous les jours un peu de Torah, comme pour compenser tout ce qu’il n’avait pas pu apprendre en Russie soviétique.
Il y a huit ans, Rav Zushé Gross qui donne régulièrement des cours dans cette synagogue racontait comment Rabbi Yossef Its’hak, le précédent Rabbi de Loubavitch avait été arrêté par les Bolchéviques en Russie. Torturé puis condamné à mort, il fut miraculeusement libéré de prison le 12 Tamouz 1927.
Yisek Faguskin écouta et sourit :
- Personnellement, j’ai été juge dans le système communiste et je connais très bien les méthodes qui étaient employées par la « justice » de l’époque. Il n’en fallait pas beaucoup pour être convoqué puis jugé et sévèrement puni. Mais si vous croyez que c’était nous, les juges, qui décidions du sort des gens, vous vous trompez ! Je vais vous raconter une histoire édifiante, une parmi des centaines dont je me souviens et qui vous donnera une idée de la façon dont la « justice » était rendue en Russie.
J’étais juge à l’époque où Staline mourut en mars 1953. Comme vous le savez, Staline fit exécuter des millions de gens innocents afin de faire régner la terreur et de « purifier la Russie de ses citoyens décadents ».
Après sa mort, Kroutchev monta au pouvoir et il fut décidé de réexaminer les dossiers de milliers et des milliers de gens qui avaient été condamnés à purger des années d’esclavage dans les « camps de travail » en Sibérie. Certains de ces détenus furent alors libérés.
Un jour, je tombais sur le dossier d’un simple citoyen, Vladek, qui avait été condamné vingt-cinq ans auparavant. Le dossier avait été signé par un interrogateur qui, depuis, avait été promu général au Ministère de la Justice, la « Yustitzia » au Ministère de l’Intérieur.
Il s’agissait d’un simple fermier qui vivait au bord du lac Baïkal en Sibérie, dans un village calme et paisible. Un jour, à la fin des années 20, lui et des amis avaient ouvert une coopérative de pêche afin de gagner leur vie. Ils avaient acheté deux bateaux et le poisson qu’ils pêchaient était de très bonne qualité puisque le lac Baïkal était d’une grande pureté : on n’y déversait aucun déchet ou produit chimique dangereux. En très peu de temps, ces paysans devinrent assez riches. Mais cela ne plaisait pas au gouvernement ! Un matin, trois camions bourrés de soldats arrivèrent dans le village. Les soldats s’attaquèrent aux paisibles villageois et forcèrent les hommes à monter dans les camions. Vladek fut l’un de ces hommes amenés au commissariat de la Police Secrète. On le jeta dans un cachot humide et obscur, sans même lui signifier quelle était sa « faute ». Quand enfin il fut présenté au juge, celui-ci l’informa qu’il était coupable d’espionnage.
- Pour qui avez-vous espionné ? lui demanda-t-on.
- Je n’ai pas espionné ! protesta innocemment Vladek.
Il fut immédiatement battu par deux soldats. A chaque fois qu’il était interrogé, Vladek persistait naïvement à nier toute trahison. On l’informa qu’il lui restait vingt-quatre heures pour admettre sa faute, sinon il serait battu à mort !
Vladek était désespéré. Il était incapable de réfléchir tant il avait faim, tant il souffrait, tant il était fatigué. A la fin, il décida d’avouer qu’il espionnait. Mais il n’avait aucune idée comment répondre si on lui demandait pour le compte de quel pays il avait « travaillé ». S’il prétendait avoir espionné pour l’Allemagne, on lui demanderait de prononcer quelques mots en allemand et il en était incapable. On l’accuserait alors non seulement d’espionner mais de plus, de mentir !
Soudain il se souvint d’une scène de son enfance, quand son grand-père l’avait emmené écouter le sermon d’un prêtre. Celui-ci avait mentionné le pays de Babylone ! Voilà ! Il décida d’admettre qu’il avait espionné pour le compte de Babylone ! Ce qu’il fit avec assurance. L’interrogateur ne broncha pas, inscrivit ce nom bizarre et octroya à Vladek un bol de sarrasin noir pour cette preuve de bonne volonté. Quelques jours plus tard, Vladek fut condamné à vingt-cinq ans de Goulag.
Presque vingt-cinq ans avaient passé, Staline était mort et je récupérai le dossier. Je n’en revenais pas : un homme avait été condamné aussi lourdement pour avoir espionné pour un pays qui n’existait plus depuis des siècles ! Je téléphonai au juge qui l’avait condamné ; il se souvenait du dossier et avoua : « Mais que pouvais-je faire ? J’avais reçu des ordres directs de Mayazhov et je devais fournir un certain quota de prisonniers. Peu importait qui était coupable ou non. Nous prenions en otage quiconque était là : au meilleur des cas, nous l’envoyions en Sibérie, au pire au peloton d’exécution ! ».
Après cet aveu, j’ordonnai la libération de Vladek et lui octroyai même une compensation financière pour ces années de travaux forcés. Brisé par ces années de privations et de souffrances, Vladek retourna dans son village du Baïkal pour revoir ses amis, son lac et ses bateaux. Mais il ne restait plus rien, il était le seul survivant de cette époque folle et cruelle.
C’est une des nombreuses histoires dans lesquelles je me suis impliqué, continua Yisek. Et vous comprenez non seulement l’absurdité mais surtout la férocité de cette époque maudite et de ce système fou. Alors quand je vous ai entendu raconter qu’un grand Rabbi avait été emprisonné et condamné, je suis stupéfait d’entendre qu’avec de tels « crimes » à se reprocher (incitation religieuse etc.), il fut libéré le 12 Tamouz 1927. Il a certainement bénéficié d’un grand miracle car il devait être vraiment un très grand Tsaddik ! ».
Menachem Ziegelboim – L’Chaim N° 1430
Traduit par Feiga Lubecki
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- Publication : 5 janvier 2019