Les combats entre l’armée allemande et les forces alliées faisaient rage. Bien que la Seconde guerre mondiale approchât de sa fin, les Nazis redoublaient de férocité. Refusant de céder et de s’incliner devant les vainqueurs, ils se montraient de plus en plus nerveux et insistaient pour imposer leur ordre partout où des populations étaient soumises à leur autorité.

Je suis arrivé à Birkenau un Chabbat, la veille de Chavouot 1944. J’avais quinze ans. Quand nous sommes descendus des wagons plombés qui nous avaient menés comme du bétail en Pologne, nous avons eu droit à notre première « sélection » : le médecin nazi se prenait pour D.ieu et, d’un hochement de tête, d’un geste de la main, décidait « qui vivrait et qui mourrait » en envoyant les uns à droite, les autres à gauche.

La plupart de mes camarades de classe du ‘Héder (l’école juive) furent envoyés à gauche. Nous ignorions alors ce que cela signifiait et ce n’est que plus tard que nous apprîmes qu’ils n’étaient déjà plus de ce monde et qu’ils avaient été assassinés de la manière la plus horrible jamais inventée.

Au bout de trois jours, on nous transféra au camp de Monowitz-Buna, non loin d’Auschwitz. J’y suis resté cinq mois avant d’être envoyé au camp d’Einstrachtutte à Katowice.

Durant l’hiver 1944 - 1945, les Allemands trouvèrent une solution radicale au « problème » posé par les survivants des camps : devant l’avance des forces russes, il fut décidé de rapatrier ces rescapés vers l’intérieur de l’Allemagne et de l’Autriche. En l’occurrence, avec mes camarades de détention, je fus envoyé au camp de Mauthausen, un des pires camps (désigné par l’Institut Yad Vashem comme un camp d’extermination) où, malgré mon expérience des conditions effroyables, je constatai que je n’avais plus aucune chance de survivre. De redoutables maladies se répandaient parmi les détenus à cause du manque d’hygiène et les autorités ordonnèrent de séparer les malades des autres. En temps normal, on accorde aux malades des soins pour leur permettre de reprendre le dessus mais ici, il n’y avait plus aucune raison de s’occuper des malades puisqu’ils étaient promis à une mort certaine et ne représentaient plus aucune utilité.

Quand je contactai une inflammation des mâchoires, on me transféra d’office à « l’hôpital » où nous sommes restés sans soins, sans vêtements, pratiquement sans nourriture : tous les jours, on évacuait une cinquantaine de cadavres…

C’est dans ces conditions que j’ai fait la connaissance de Rav Pin’has, fils de Rav Hillel Weinberg, chef du tribunal rabbinique de Dunaszerdahely en Slovaquie. Nous gisions côte à côte et, un matin, il m’informa : « C’est Pourim aujourd’hui ! ». Il avait réussi à garder en tête le compte des mois et des jours malgré l’absence de repères. Comment espérait-il célébrer la fête ? Il se mit à réciter des passages de la Méguila dont il se souvenait par-cœur, avec l’intonation qui me rappelait une autre période, des siècles auparavant quand, dans une autre vie sans doute, j’écoutais attentivement cette lecture à la synagogue. Au moment du « repas », on nous servit un liquide infâme appelé « soupe ». Mon voisin Pin’has me surprit encore une fois en répétant : « C’est Pourim aujourd’hui ! » tout en me tendant une cuillère de soupe en précisant : « Je t’offre Michloa’h Manot » ! Étonné, j’acceptai tout en lui demandant : « Et que puis-je te donner comme Michloa’h Manot ? Sans hésiter, il me conseilla : « Donne-moi une cuillère de ta soupe ! ».

A l’époque, je n’ai pas compris le sens de sa demande (à quoi pouvait bien servir cet échange de « bons procédés » ?) mais je lui ai obéi.

Quelques jours plus tard, nous étions libérés et les circonstances nous ont séparés. Un an plus tard, j’avais repris mes études talmudiques à la Yechiva des ‘Hassidim de Viznitz à Grossvardein. Rav Pin’has passa avec nous un Chabbat et j’en profitai pour lui rappeler que nous nous connaissions déjà : il fut très heureux quand je lui racontai comment nous avions échangé nos cuillères de « soupe » dans l’infirmerie.

Je suis monté en Israël après bien des aventures. Je m’y suis marié et j’ai élevé mes enfants. Je profite de ma retraite pour étudier au Collel pour seniors dans la ville de Karne Shomron. Un jour, nous avons étudié un passage de Guemara (Méguila 7b) qui m’a ramené soixante ans en arrière : « Abbayé bar Avine et ‘Hanina bar Avine avaient l’habitude d’échanger leurs repas le jour de Pourim afin d’accomplir la Mitsva de Michloa’h Manot ».

C’était donc cette Mitsva de Pourim que Rav Pin’has avait tenu à accomplir – quelles que soient les circonstances !

Yitzchak Gerchouni – Sichat Hachavoua N° 1106

Traduit par Feiga Lubecki