L’explosion fut aussi soudaine qu’effrayante. Sans aucun signe annonciateur, des avions lâchèrent des bombes sur la gare proche du camp de concentration de Mildorf en Allemagne.

Alors que les gardes allemands regardaient avec angoisse les colonnes de fumée et les ruines qui s’amoncelaient autour de la gare, les déportés comprenaient avec soulagement que la fin de la guerre approchait, que l’armée de l’air américaine avait repéré leur camp et que l’espoir renaissait. Cependant, ils savaient aussi que, tels des bêtes acculées, les Nazis seraient plus nerveux et cruels que jamais et leur rendraient la vie encore plus amère maintenant que la fin arrivait.

On était quelques jours avant la fête de Pessa’h (1945). Alors que les détenus étaient obsédés par la faim et ne pensaient qu’à trouver encore un morceau de pain, trois personnes s’inquiétaient pour tout autre chose : comment se procurer des Matsot pour le Séder ? Il s’agissait du Rabbi de Klausenburg, de Rav Moché Goldstein, le gendre du Rabbi de Skolié et de Rav Yaakov Friedman, qui raconta plus tard ce récit à ses enfants.

Penser aux Matsot dans cet enfer pouvait sembler de la folie mais le Rabbi de Klausenburg était confiant : cette année, contrairement aux années précédentes, ils réussiraient à manger de la Matsa le soir du Séder, il en était certain.

Après l’explosion, les Allemands cherchèrent en tout premier lieu à réparer les dégâts. La gare représentait un nœud ferroviaire important et il était urgent pour la suite de la guerre de la réparer le plus vite possible. Les rails étaient déformés, des trains étaient immobilisés et plus rien ne fonctionnait. Ils décidèrent d’envoyer un contingent de prisonniers pour réparer au plus vite la gare et déblayer les gravats. Yaakov Friedman, qui avait la permission de sortir du camp, se proposa dans l’espoir de trouver un peu de nourriture supplémentaire.

Quand les prisonniers arrivèrent sur place, ils constatèrent l’ampleur de la destruction. Yaakov erra parmi les wagons abandonnés et soudain s’arrêta, frappé de stupeur : tout un wagon rempli de blé ! Il sentit son cœur battre à tout rompre : la Main de D.ieu se révélait à lui au milieu de l’enfer !

Il échafaudait toutes sortes de plans pour imaginer comment rapporter au moins un petit chargement de blé au camp quand il entendit soudain des gémissements au bout du wagon. Il s’approcha avec précaution et découvrit un soldat nazi à demi enterré sous les sacs de blé : blessé à mort, le soldat délirait. Yaakov souleva un sac au-dessus des jambes du nazi et remarqua ses chaussures de bonne qualité : « Premièrement, je vais lui prendre ses chaussures afin de me sentir déjà un peu libre et pouvoir circuler plus aisément ! ». Après avoir enfilé ses nouvelles chaussures, Yaakov abandonna l’homme qui ne devait pas tarder à expier ses fautes monstrueuses.

Puis il eut une idée : dans un autre wagon, il découvrit un stock de pantalons, bien trop larges pour lui qui ne pesait plus qu’une trentaine de kilos. Il en revêtit deux, l’un sur l’autre et les accrocha en nouant des fils autour de sa taille. Entre les épaisseurs d’étoffe, il fourra autant de grains de blé que possible : il savait combien il était dangereux de se faire repérer par les gardiens du camp avec de la nourriture mais il décida de s’en remettre à D.ieu tout en murmurant des prières et des Psaumes.

Comme les gardiens étaient affolés par ce qu’ils pressentaient comme étant la fin de leur folie meurtrière, ils étaient peu intéressés par les allers et venues des déportés et ne prêtèrent guère attention à ce prisonnier bizarrement accoutré. Donc la première étape s’était bien passée. Ensuite Yaakov mit dans le secret Rav Sender Direnfeld, un ‘Hassid de Belz. Celui-ci fut chargé de surveiller le précieux butin et s’acquitta fidèlement de sa tâche. D’autres déportés réussirent (comment ?) à se procurer un vieux moulin à café et, la nuit quand tous les autres dormaient, ils moulurent le blé aussi fin que possible et le récupérèrent dans un morceau de tissu propre. Durant la journée, ils travaillaient dans les champs et chacun prit sur lui de ramasser des branches. Le gardien, soupçonneux, leur demanda à quoi cela pouvait bien leur servir mais ils répondirent qu’ainsi, ils pourraient mieux marcher. En fait, grâce à ces bâtons, ils purent aplatir les Matsot avant de les enfourner sur des braises incandescentes. Pendant toute cette opération, un détenu montait la garde pour prévenir de l’arrivée éventuelle d’un gardien. Tous les participants murmuraient les versets du Hallel selon la coutume ancestrale. Le détenu le plus capable et le plus adroit n’avait pas été pratiquant avant la guerre mais avait été arrêté et déporté à cause de son origine juive, ce qui l’avait fait réfléchir. C’était justement dans le camp qu’il était revenu à une pratique religieuse aussi rigoureuse que possible : il se montrait vigilant à l’extrême pour la cuisson des Matsot, soucieux d’assurer une cacherout irréprochable malgré ces conditions précaires… C’est ainsi que ce petit groupe réussit à cuire clandestinement 20 petites Matsot sans que les Nazis ne se doutent de rien.

Quand la nuit du Séder arriva, ces déportés se réunirent discrètement : ils disposaient de l’amertume du Maror en abondance. Les larmes aux yeux, ils mangèrent le « pain de misère » qu’ils avaient cuit dans ces circonstances héroïques comme leurs ancêtres avant leur sortie d’Égypte, plus de 3000 ans auparavant. Le Rabbi de Klausenburg récita par cœur des passages entiers de la Haggada et encouragea ses compagnons à garder espoir.

Rav Yaakov Friedman survécut à la guerre, parvint à s’installer aux États-Unis. Chaque année, entouré de sa famille, avant de commencer le Séder, il se levait et, avec émotion, racontait sa sortie d’Égypte personnelle, remerciait D.ieu de l’avoir sauvé de ces épreuves et seulement alors s’asseyait à la tête de la table pour transmettre le message de la liberté à ses enfants et petits-enfants.

« Tiferet Yaakov » - Sichat Hachavoua N° 1580

Traduit par Feiga Lubecki