En 1987, j’avais onze ans et nous avons passé Chabbat chez le Rabbi. Ce fut un Chabbat merveilleux. J’étais si proche du Rabbi, je l’entendais parfaitement puisque je m’étais caché sous la table. J’eus même droit à un encouragement de sa part et ce fut aussi la première fois que je reçus de sa main un billet tout neuf d’un dollar à remettre à la Tsedaka.

J’étais venu avec des amis de mon âge et un moniteur qui nous faisait confiance. Trop confiance. Pendant qu’il bavardait avec ses camarades de Yechiva, nous étions livrés à nous-mêmes et observions le monde autour de nous. Il y avait tant de gens différents. Mais il y avait un jeune homme qui se distinguait malheureusement trop des autres : son visage était terriblement difforme ! Sa lèvre inférieure était gonflée comme un melon, la peau de son visage était bleuie, violette même. A vrai dire, c’était effrayant. Et nous, les enfants, nous nous moquions de lui. Nous ignorions de quel mal il était affecté : était-ce une maladie ? Un accident ? Une casserole d’eau bouillante qui s’était peut-être renversée sur lui ? Toujours est-il que nous tournions autour de lui en l’affublant de toutes sortes de sobriquets. Entre nous, nous le surnommions « le Mauve ».

Quand nous sommes revenus à la maison, nous avons raconté cet épisode à nos parents et soudain, nous avons réalisé combien nous nous étions mal conduits. En plus, dans la synagogue du Rabbi ! Oh, combien nous l’avons regretté ! Alors que nous avions vécu un merveilleux Chabbat auprès du Rabbi qui nous avait remarqués, qui nous avait encouragés, qui avait pris de son temps pour nous manifester tant d’attention, nous avions osé nous moquer d’un autre Juif qui souffrait certainement suffisamment de sa difformité et du regard des autres ! Je devais absolument m’excuser, lui demander pardon et lui promettre que jamais plus je ne recommencerais ! Par la suite, chaque fois que je suis revenu au 770, pendant des années je recherchais ce jeune homme pour lui demander pardon de ma conduite inqualifiable mais je ne l’ai plus revu.

J’ai grandi, je me suis marié et j’ai eu des enfants D.ieu merci.

Un jour, dans un hôtel à Tel-Aviv, je le reconnus ! Le cœur battant, je me suis approché de lui : j’avais enfin l’occasion de lui demander pardon ! Je me suis présenté, j’ai expliqué que j’étais un de ces enfants insolents qui l’avait tourmenté des années auparavant au 770 et lui ai demandé de me pardonner. Mais il répondit : « Je ne peux pas vous pardonner ! ». J’étais bouleversé. Je l’implorai encore une fois mais il hocha la tête et me raconta son histoire.

De fait, il était atteint d’une maladie rare, ses cellules avaient cessé de grandir comme il faut tandis que ses lèvres avaient continué d’enfler). Il avait habité en Israël puis à New York et même en France où il ramassait des fonds afin de payer ses soins médicaux. C’était un érudit, il connaissait par-cœur le livre de Tehilim (Psaumes) et de nombreuses lois juives. Certains chuchotaient que toutes ses bénédictions se réalisaient…

Quoi qu’il en soit, certains jeunes enfants étaient traumatisés en le voyant et en faisaient des cauchemars au point que le père d’un petit Mendi dut demander au Rabbi une bénédiction pour que son fils de trois ans cesse de s’angoisser. Le Rabbi répondit qu’il prierait pour lui et, effectivement, le petit Mendi se calma.

Moché, le père de Mendi, avait remarqué quelque chose de curieux. Normalement, le Rabbi s’approfondissait dans la lecture de son livre de prières pendant que l’officiant répétait la Amida. Pour mieux se concentrer sans doute, le Rabbi se couvrait toujours la tête de sa main. Pourtant il arriva de rares fois que le Rabbi ne se couvrit pas le front et les ‘Hassidim s’en étonnèrent. Moché remarqua que c’était seulement quand « le brûlé » (comme d’autres le surnommaient) était présent dans l’assemblée.

Moché demanda au Rabbi pourquoi il arrivait à certaines reprises que le Rabbi ne se couvre pas le front et le Rabbi répondit que c’était à relier à la Mitsva de l’amour du prochain. La sensibilité sans borne du Rabbi lui faisait craindre que des gens puissent croire qu’il se couvrait le front pour ne pas voir le visage difformé de ce malheureux jeune homme. Le plus étonnant était que « le brûlé » lui-même était aveugle et ne pouvait donc pas s’offusquer du fait que le Rabbi se couvre ou non le visage. Et malgré tout, le Rabbi tenait à le respecter et ne voulait pas que quiconque interprète son geste d’une façon incorrecte !

Le jeune homme en question s’appelait Chimon Frima et on lui avait raconté combien le Rabbi le respectait (au point de changer ses coutumes) et cela l’avait beaucoup touché. Quand je l’avais abordé, il s’indigna : comment, insista-t-il, moi qui me prétendais être un ‘Hassid du Rabbi, avais-je pu me conduire ainsi ? Je l’implorai du fond du cœur de me pardonner, lui racontai que j’avais maintenant des enfants et que je me promettais de veiller à leur éducation afin qu’ils respectent chacun – comme le Rabbi nous l’avait enseigné de façon si poignante. Ému, Chimon prit ma main entre les siennes : « Je suis d’accord de vous pardonner à condition que vous racontiez autour de vous comment vous vous êtes si mal conduit alors que vous vous trouviez dans la synagogue du Rabbi et que le Rabbi se conduisait d’une façon si noble envers moi ! ». C’est effectivement pourquoi je raconte souvent son histoire.

Chimon avait un ami, aveugle comme lui qui, de plus, avait besoin d’une greffe de rein. Miraculeusement, on trouva une donneuse potentielle, juive de surcroit, qui était prête à subir l’opération pour lui donner un rein. L’opération réussit et les deux devinrent amis. Un jour, cette dame lui confia combien elle souhaitait se marier et il lui présenta son ami Chimon au visage si… différent (comme il était aveugle, il ne réalisait pas ce qu’il lui proposait). Dès la première rencontre, elle exprima son intention de l’épouser : ce mariage fut extrêmement émouvant comme vous pouvez l’imaginer.

Il y a quelques années, cette dame valeureuse est tombée malade et dépend maintenant d’une chaise roulante. Chimon a repris ses voyages cette fois pour vendre les tableaux de sa femme (une véritable artiste), payer ses soins à elle et aménager leur appartement pour son handicap. Dernièrement, il est parti à Los Angeles et a fait une chute de 15 marches. Hospitalisé, il s’est éteint là-bas il y a quelques semaines.

Que le souvenir de cet homme si particulier et grâce à qui nous avons tant appris sur la Mitsva de l’amour du frère juif soit béni !

Avraham Berkowitz (Russie)

Traduit par Feiga Lubecki