Dans la ville de Pittsburgh, les communautés orthodoxes et Loubavitch avaient toujours entretenu des relations cordiales. A un moment donné, elles partageaient d’ailleurs le même terrain pour la Yechiva Loubavitch et l’école Hillel. Quant aux familles, l’entente était parfaite et l’harmonie régnait.

Il n’était donc pas surprenant que Yale Butler, fils d’une famille de notables orthodoxes soit devenu un membre actif du programme Loubavitch de réunions d’enfants du Chabbat après-midi. Dans ce cadre, il développa une relation personnelle avec son directeur, Rav Shpielman. Non, Yale ne devenait pas un ‘Hassid de Loubavitch pour autant : il se trouvait très à l’aise dans le mouvement de jeunesse Bné Akiva dont il partageait l’idéologie. Intelligent et sensé, il ne voyait aucune contradiction entre ces deux conceptions et appréciait l’enthousiasme que les ‘Hassidim infusaient dans la vie juive.

Yale avait toujours été un individualiste, un peu original et très actif. En 1960, à l’âge de douze ans, il devint « éditeur en chef » du journal de son école Hillel. Pour le premier numéro, il désirait frapper un bon coup et attirer l’attention de tous les Juifs de la ville et il mit donc au point une « Une » qui serait sûrement remarquée.

L’une des figures les plus actives de la communauté juive de Pittsburgh était un Loubavitch qui portait souvent un chapeau de l’armée et un gilet. Avec sa longue barbe, il rappelait à nombre de gens un certain Fidel Castro. C’est d’ailleurs ainsi qu’on le surnommait plus ou moins ouvertement. (C’était il y a plus de 60 ans et les gens ignoraient alors les dégâts que Castro, ce révolutionnaire communiste, allait perpétrer dans son pays : nombre d’Américains ne voyaient en lui qu’un rebelle qui allait combattre le dictateur Batista et, certainement n’est-ce pas, instaurer la démocratie dans l’île de Cuba).

Yale décida de jouer à fond sur ce jeu de mots et de rôles. Il rédigea une nouvelle fictive avec une invasion de Cuba pendant laquelle les troupes de Castro risquaient la défaite. Désespéré, Castro téléphonait à ses amis du 770 Eastern Parkway à Brooklyn. Ceux-ci en parlaient au Rabbi et l’ordre était donné : les ‘Hassidim devaient marcher vers le Ministère de la Marine, commander des sous-marins et prendre la mer pour se porter au secours de Castro et ses « barbudos », en somme solidarité entre tous les barbus…

La nouvelle fit effectivement sensation mais pas dans le sens que le jeune « reporter » avait espéré… Nombreux furent ceux qui lurent l’article mais peu l’approuvèrent. Même sur le ton de la plaisanterie, c’était absolument déplacé. Les leaders de la communauté orthodoxe réprimandèrent le « rédacteur en chef » pour ses propos saugrenus et ses parents n’étaient vraiment pas fiers de lui. On l’obligea à présenter des excuses à Rav Sholom Posner, le chef de la communauté Loubavitch de la ville et, au final, cette première édition fut aussi la dernière…

Par contre Rav Shpielman ne fit aucun commentaire. Il était décidé néanmoins à présenter ce jeune homme à l’imagination débordante au Rabbi : « Il faut que tu rencontres le Rabbi et alors tu comprendras combien ton article était loufoque ». Quelques semaines plus tard, la branche du Bné Akiva que fréquentait Yale passa tout un Chabbat à Crown Heights et Rav Shpielman emmena donc son protégé en Ye’hidout, entrevue privée. Tous deux entrèrent dans le bureau du Rabbi qui fit signe à Yale de s’asseoir. Peu habitué au protocole interne des ‘Hassidim, Yale accepta de s’asseoir et constata que Rav Shpielman quittait la pièce, le laissant seul avec le Rabbi ! Or il n’était qu’un ado mais le Rabbi le mit à l’aise, déclarant même qu’il connaissait sa famille et son implication dans la communauté, dans la construction du Mikvé et le développement de l’éducation juive dans la ville. Yale était rassuré.

Puis le Rabbi le complimenta pour ses talents d’écrivain !

Jusque-là, Yale avait été fasciné par les yeux du Rabbi mais maintenant il remarqua sur la table du Rabbi… une copie de son fameux « journal » ! Le Rabbi n’en parla pas, soulignant plutôt que, puisqu’il possédait un certain talent, il devait en faire bénéficier les autres, surtout en ce qui concernait l’unité du peuple juif et l’amour du prochain ! Complètement rassuré maintenant, Yale essayait de comprendre ce qui lui arrivait : le Rabbi ne s’était pas arrêté au contenu fantaisiste de son article mais avait reconnu son talent et surtout ses capacités futures !

Les années passèrent. En 1979, Yale devenu rabbin s’installa à Los Angeles où, en plus de ses nombreuses responsabilités, il tenait une rubrique dans le journal du Bné Brit local. Puis son éditeur lui demanda d’écrire aussi chaque semaine un article sur la lecture hebdomadaire de la Torah. Craignant d’être débordé de travail, Yale proposa de s’inspirer des discours du Rabbi de Loubavitch qui apparurent ainsi régulièrement dans les colonnes de ce journal, The Messenger.

En 1982, Yale devint lui-même l’éditeur du journal. Il lança alors l’idée de proposer des abonnements à vie. Une nuit, alors qu’il vérifiait la liste des abonnés, quelle ne fut sa surprise de découvrir : M. M. Schneerson ! Le Rabbi avait lui-même payé son abonnement et avait inclus son propre chèque !

Rav Butler avait envoyé le journal au Rabbi gratuitement : après tout, les discours du Rabbi y figuraient mais le Rabbi avait ressenti le besoin de payer son abonnement !

Le Rabbi n’avait pas oublié l’article sur Castro et avait même déclaré devant Rav Chimon Raichik de Los Angeles qu’il avait détecté chez Rav Butler un talent d’écriture depuis son adolescence…

Eli et Malka Touger

Traduits par Feiga Lubecki

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