Samedi, 1er avril 2023

  • Tsav
Editorial

 Au rythme du temps profond

Le calendrier rituel n’est jamais neutre. Instrument ultime de mesure du temps profond, il donne son rythme à la vie de tous autant qu’à la conscience de chacun. Et, pour cette raison, il n’est pas anodin que, cette semaine, nous rappelions jour après jour l’offrande des chefs de tribu quand l’autel du sanctuaire fut inauguré dans le désert. Il y a là quelque chose de prodigieux : l’événement se déroula il y a quelque 3300 ans et nous continuons à faire ce récit inchangé quotidiennement lorsque revient le mois de Nissan ! Il est vrai qu’il n’a pas qu’un sens commémoratif et qu’il présente une réelle portée spirituelle. Pour nous, en première lecture, il est une manifestation de grandeur. Ainsi, chaque chef, au nom de sa tribu, apporte son offrande à D.ieu et cela ouvre la glorieuse histoire qui mènera à l’installation en Terre d’Israël puis, bien plus tard, à la construction du Temple de Jérusalem et à notre attente millénaire impatiente du temps messianique.

Au bout de cette semaine, à l’orée de celle qui nous conduit à la fête de Pessa’h, nous retrouvons le 11 Nissan, comme un ami que l’on n’a pas vu depuis longtemps mais à qui on n’a pas cessé de penser. Cette fois-ci, le calendrier nous en indique le chemin et presque le sens : une semaine de gloire rituelle le précède. Il ne peut en être autrement : le 11 Nissan, jour de l’anniversaire de la naissance du Rabbi, brille de tout son éclat. Certains ont pu penser que cette date correspond essentiellement à un événement personnel et que, si elle est célébrée, ce doit être de façon privée et, à tout le moins, par les plus intimes. Le temps qui passe montre à l’évidence qu’un autre élément est présent ici. C’est une véritable force et une inspiration puissante qui virent le jour un 11 Nissan et elles n’ont pas fini d’apporter au monde leur richesse. Le 11 Nissan marque bien le début d’une vie, et cette vie est celle de tous car tous y puisent, autant par les enseignements que le Rabbi prodigua que par l’exemple qu’il donna.

S’agit-il alors de redire une époque sublime et ancienne, presque désuète ? En aucun cas, la vie juive se satisfait mal des commémorations passéistes. Le 11 Nissan est encore au- devant de nous, il faut nous préparer à le vivre pleinement, c’est-à-dire avec toute la grandeur nécessaire. Ainsi, nous porterons déjà en nous la liberté majeure qui s’exprimera pleinement avec la fête de Pessa’h et éternellement avec la venue du Machia’h.

Etincelles de Machiah

 Une prière spontanée

Deux vieux ‘Hassidim racontaient, un jour, ce qu’ils avaient eu l’occasion de voir chez les Rabbis qu’ils avaient connus. Un groupe s’était formé autour d’eux, buvant littéralement leurs paroles. Une longue discussion s’engagea alors et déboucha sur une question : comment serait le monde quand Machia’h viendrait ?

Un des vieux ‘Hassidim entreprit d’y répondre : « Quand Machia’h viendra, un Juif se lèvera le matin pour se préparer à prier – et sa prière coulera spontanément. De même, pendant toute la journée, chaque instant sera utilisé pour l’étude de la Torah et le service de D.ieu. Et tout viendra naturellement, sans effort ».

(d’après la tradition orale)

Vivre avec la Paracha

 TSAV

Le feu sur l’autel doit brûler constamment. On y incinère entièrement les différents sacrifices animaux et alimentaires.

Les Cohanim consomment la viande de certains sacrifices animaux et ce qui reste de l’offrande alimentaire. L’offrande de paix est mangée par celui qui l’a apportée, à l’exception de parties spécifiques, données au Cohen. La viande sainte des offrandes doit être consommée par des personnes en état de pureté rituelle, dans l’endroit saint qui leur a été désigné et à un moment spécifique.

Aharon et ses fils restent dans l’antre du Sanctuaire pendant sept jours, au cours desquels Moché les initie à la prêtrise.

Tsav : « Parle », « dis » et « commande » :

trois types de Mitsvot

Quand D.ieu dit à Moché de transmettre les différentes Mitsvot au Peuple juif, Il utilise les expressions : « parle aux Enfants d’Israël », « dis aux Enfants d’Israël » ou « commande aux Enfants d’Israël. »

Tous les commandements, y compris ceux qui sont introduits par les termes « dis » ou « parle » sont dénommés Mitsvot, dont la racine est le mot Tsavé : « commande ». Ils sont donc tous considérés comme des commandements et des décrets. Toutefois, l’utilisation de « commande » à propos de Mitsvot spécifiques indique que la notion de commandement joue un rôle plus important pour celles-là que pour celles qui sont introduites par les mots « dis » ou « parle ».

C’est la raison pour laquelle nos Sages déclarent dans Torat Cohanim, au début de la Paracha Tsav (« commande »), que « commande » implique une « urgence avec empressement, à la fois maintenant et dans les générations futures ».

La ‘Hassidout explique que le mot Mitsva : « commandement » dérive de l’expression « Tsavta Ve’hibour », « adhérence et attachement » car le but sous-jacent à toutes les Mitsvot est de nous permettre de nous lier et de nous attacher à D.ieu.

Nous comprenons donc que, bien que le lien et l’attachement s’appliquent à toutes les Mitsvot, l’intensité en est accrue pour celles qui sont précédées du terme Tsav, « commande » car cette expression souligne cette idée avec encore plus d’acuité.

La différence ente « parle », « dis », et « commande » est que lorsque l’on ne fait que nous parler ou de nous dire de faire quelque chose, nous sommes entièrement libres de faire comme bon nous semble. Ce n’est pas le cas lorsque l’on en reçoit le commandement. Le fait même que cet ordre ait pu être émis présuppose que l’auteur exerce une certaine domination sur celui à qui il le donne. Citons un exemple : un officier militaire peut donner un ordre à son subordonné alors qu’il ne peut le faire à quelqu’un qui occupe le même rang que lui-même. A celui-là, il peut parler, dire quelque chose mais non lui proférer des ordres.

Ainsi, sommes-nous moins libres d’ignorer les Mitsvot introduites par « commande » que celles précédées de « dis » ou « parle ». Nous sommes quasiment forcés d’y obéir.

Par conséquent, les Mitsvot « parle » et « dis », dont l’obéissance est laissée au choix du récepteur, réalisent la plus grande part du lien et de l’attachement lorsque le Juif les accomplit concrètement.

Il n’en est pas de même avec les Mitsvot portées par le mot « commande ». En effet, étant donné qu’il y a plus de chances que la personne les accomplisse, « leur attachement et leur lien » est totalement exécuté au moment où le commandement est prononcé.

Comment se fait-il donc que les Mitsvot « commandées » procurent un lien et un attachement à un stade précoce par rapport aux autres Mitsvot qui seront accomplies plus ou moins tard ?

Le précédent Rabbi, Rabbi Yossef Its’hak, propose la parabole qui suit : un géant intellectuel dont toute la vie tourne autour du savoir ignorera une personne qui n’a aucune connexion avec des sujets intellectuels. L’ignorant n’est pas renié, il n’existe tout simplement pas dans le monde du génie. L’ignorant quant à lui se sentira également non existant par rapport au prodige.

En revanche, quand le Sage demande à l’ignorant de faire quelque chose pour lui, tout à coup ce dernier revêt une existence pour le Sage et lui-même prend conscience de sa propre importance.

L’homme du jour et l’homme de la nuit

Dans le verset qui amorce la Paracha, nous lisons que « le sacrifice qui brûle restera sur le brasier de l’autel toute la nuit jusqu’au matin ». Rachi commente : « Cela nous enseigne que la graisse et les membres pouvaient être brûlés toute la nuit. »

Bien que les Prêtres étaient contraints de brûler les sacrifices durant le jour, cela constituant le moment le plus approprié, ils pouvaient également effectuer ces sacrifices la nuit, afin d’obéir au commandement : « Ne laisse pas la graisse de Mon offrande rester… jusqu’au matin ». (Chemot 23 :18)

Le Rambam (Maïmonide) statue que « l’offrande d’un animal sur l’autel permettait d’obtenir le pardon pour un pécheur car la personne réalisait que tout ce qui se passait avec l’animal aurait dû lui arriver à elle, si D.ieu dans Sa bonté n’avait pas autorisé la substitution.

On comprend donc que tous les aspects d’un sacrifice, y compris la consumation de la graisse et des membres, trouvent leurs équivalents en termes de service spirituel de l’homme.

Comment le fait de « brûler la graisse » peut-il s’appliquer à notre vie spirituelle ?

La graisse est une métaphore du plaisir (Talmud Guittin 56b). La leçon est la suivante : « Toute la graisse doit être offerte à D.ieu », tous les plaisirs et les satisfactions du Juif doivent être offerts à D.ieu.

C’est la raison pour laquelle le but principal de la graisse est atteint le jour. « Le jour » et « la nuit » symbolisent les états spirituels de l’homme. Le jour est la situation dans laquelle son âme brille à l’intérieur de son corps. La nuit se réfère à la personne qui manque de lumière spirituelle.

« L’homme du jour » ne ressent la Divinité que lorsqu’il est plongé dans l’étude de la Torah et l’accomplissement des Mitsvot, mais aussi tout au long de la journée, même lorsqu’il se consacre aux affaires profanes. Car un tel individu est sensible au fait que la Divinité imprègne le monde. Il peut donc servir D.ieu même lorsqu’il est engagé dans des actions concrètes : « dans toutes tes voies tu Le connaîtras ».

« L’homme de la nuit » manque de cette sensibilité spirituelle et de cette lumière intérieure. Il doit donc, lorsqu’il est dans le monde de la mondanité, lutter pour faire en sorte que de telles actions soient effectuées « pour l’amour du Ciel » et non pour assouvir un plaisir personnel. Il va sans dire que, contrairement à « l’homme du jour », les actions de « l’homme de la nuit » ne sont pas élevées à la sainteté.

En outre, « l’homme de la nuit » doit rester sur ses gardes même lorsqu’il s’adonne à l’étude de la Torah et à l’accomplissement des Mitsvot. Puisque la Torah s’habille dans un intellect humain et que les Mitsvot sont enveloppées dans le monde matériel, un individu manquant de lumière spirituelle doit investir d’importants efforts pour s’assurer que son étude de la Torah s’accomplit pour l’amour de la Torah et non pour le plaisir intellectuel qu’elle suscite. Et il en va de même pour l’accomplissement des Mitsvot.

Ainsi, alors que chaque sorte de sacrifice individuel procure du plaisir à D.ieu, « l’homme du jour » y parvient de façon positive : tout son délice, même celui qu’il éprouve dans le monde matériel, est dirigé vers la Divinité. « L’homme de la nuit » ne peut en revanche affirmer que la totalité de son plaisir est Divin. Sa tâche spirituelle consiste essentiellement à réprimer ses instincts primordiaux et à veiller à diriger toutes ses actions « vers l’amour du Ciel ». Le travail essentiel de son service consiste en la négation et la suppression du mal.

C’est la raison pour laquelle « l’offrande de la graisse pour D.ieu », consistant à dédier ses plaisirs à la sainteté, est principalement effectuée par ceux qui sont au niveau du « jour » alors que la consumation de la graisse la nuit reflète le fait de désamorcer une transgression par la négation et la maîtrise du mal.

Bien qu’il manque de l’intensité de la spiritualité d’une âme qui n’est pas encombrée par un corps, le service de l’âme « ordinaire » : se démener pour élever le corps et le monde, comporte des éléments supérieurs au service de l’âme avant son incarnation dans un corps.

Le Coin de la Halacha

 Quelles sont les Mitsvot essentielles du Séder ?

Mercredi 5 avril 2023, on prépare le Erouv Tavchiline afin de pouvoir cuisiner jeudi 6 avril pour préparer les plats du Chabbat qui suit.

Avant 20h 09, les femmes et les filles allumeront leurs bougies de la fête en récitant les bénédictions suivantes :

« Barou’h Ata Ado-naï Elo-hénou Mélè’h Haolam Achère Kidéchanou Bémitsvotav Vétsivanou Léhadlik Nèr Chel Yom Tov.

« Barou’h Ata Ado-naï Elo-hénou Mélè’h Haolam Chéhé’héyanou Vékiyémanou Véhiguianou Lizmane Hazé »

Le mercredi 5 et le jeudi 6 avril 2023, on organise le repas du Séder pour célébrer la sortie d’Egypte. On ne pourra commencer qu’après la nuit tombée (21h 14 en Ile de France). Tous les Juifs doivent participer au Séder, hommes, femmes et enfants. Il faut :

Raconter la sortie d’Egypte

On le fait en lisant la Haggada. Il faut raconter à tous les participants et en particulier aux enfants, selon ce qu’ils peuvent comprendre. Pour éviter qu’ils ne s’endorment, on aura pris soin de les faire dormir l’après-midi et on leur fera chanter certains paragraphes de la Haggada.

Manger de la Matsa

On mange de la Matsa Chmoura les deux soirs du Séder après avoir dit la bénédiction : « Barou’h Ata Ado-naï Elo-hénou Mélè’h Haolam Achère Kidéchanou Bémitsvotav Vétsivanou Al A’hilat Matsa », en plus de la bénédiction habituelle « Hamotsi ». La Matsa du Séder sera « Chmoura », c’est-à-dire qu’on aura surveillé, depuis la moisson, que les grains de blé, et plus tard la farine, n’auront pas été en contact avec de l’eau, ce qui aurait risqué de les rendre ‘Hamets. Les Matsot Chmourot sont rondes, cuites à la main (et non à la machine) comme au temps de la sortie d’Egypte.

Il faut manger au moins 30 grammes de Matsa, et il est préférable de les manger en moins de quatre minutes. Il faudra manger trois fois cette quantité de Matsa : pour le « Motsi », pour le « Kore’h » (le « sandwich » aux herbes amères), et pour le « Afikoman », à la fin du repas, en souvenir du sacrifice de Pessa’h qui était mangé après le repas.

Manger des herbes amères (Maror)

On mange des herbes amères en souvenir de l’amertume de l’esclavage en Egypte. On achètera de la salade romaine qu’on nettoiera feuille par feuille devant une lumière pour être sûr qu’il n’y a pas d’insecte, après l’avoir fait tremper dans de l’eau. On prépare pour chacun des convives au moins 19 grammes de « Maror », c’est-à-dire de salade romaine avec un peu de raifort râpé, trempé dans le « Harosset » (compote de pommes, poire et noix, avec un peu de vin) après avoir prononcé la bénédiction : « Barou’h Ata Ado-naï Elo-hénou Mélè’h Haolam Achère Kidéchanou Bémitsvotav Vetsivanou Al A’hilat Maror ». On consomme encore 19 grammes de Maror bien séché entouré de Matsa pour le « Sandwich de Kore’h ».

Boire 4 verres de vin

On doit boire au cours du Séder au moins quatre verres de vin ou de jus de raisin cachère pour Pessa’h. Le verre doit contenir au moins 8,6 centilitres, et on doit en boire à chaque fois au moins la moitié, en une fois. Les hommes et les garçons doivent s’accouder sur le côté gauche, sur un coussin, pour manger la Matsa et boire les quatre verres de vin.

Jeudi soir 6 avril 2023, les femmes et filles allumeront leurs bougies après 21h 14 à partir d’une flamme déjà existante et prononceront les bénédictions :

« Barou’h Ata Ado-naï Elo-hénou Mélè’h Haolam Achère Kidéchanou Bémitsvotav Vétsivanou Léhadlik Nèr Chel Yom Tov.

(Béni sois-Tu Éternel notre D.ieu Roi de l’univers qui nous as sanctifiés par Ses commandements et nous as ordonné d’allumer les lumières du jour de fête).

« Barou’h Ata Ado-naï Elo-hénou Mélè’h Haolam Chéhé’héyanou Vékiyémanou Véhiguianou Lizmane Hazé ».

(Béni sois-Tu Éternel notre D.ieu Roi de l’univers qui nous as fait vivre, exister et parvenir à ce jour).

Qu’est-ce que le compte du Omer ?

C’est une Mitsva de la Torah de compter les quarante-neuf jours de l’Omer à partir du second soir de Pessa’h (jeudi soir 6 avril 2023) jusqu’à la veille de Chavouot (jeudi soir 25 mai 2023 inclus). Si on n’a pas compté de suite après la prière du soir (Arvit), on peut encore compter durant la nuit jusqu’à l’aube. Si on ne s’en souvient que pendant la journée, on peut compter, mais sans réciter la bénédiction. Et le soir suivant, on continue de compter avec la bénédiction. Si on a oublié toute une journée, on devra dorénavant compter chaque soir sans la bénédiction.

Quelles sont les lois de cette période du Omer ?

Hommes et femmes ont l’habitude de ne pas entreprendre de « travaux » (tels que ceux interdits à ‘Hol Hamoed) depuis le coucher du soleil jusqu’à ce qu’ils aient compté le Omer.

On ne célèbre pas de mariage et on ne se coupe pas les cheveux, en souvenir de l’épidémie qui décima les 24.000 élèves de Rabbi Akiba à cette époque du Omer. Les Séfaradimes respectent ces lois de deuil jusqu’au 19 Iyar (mercredi 10 mai 2023) ; les Achkenazim depuis le 1er Iyar (samedi 22 avril 2023) jusqu’au 3 Sivan au matin (mardi 23 mai 2023) à part la journée de Lag Baomer (mardi 9 mai 2023).

La coutume du Ari Zal, suivie par la communauté ‘Habad, veut qu’on ne prononce pas la bénédiction de Chéhé’héyanou (sur un fruit nouveau par exemple) durant toute la période du Omer et que l’on ne se coupe pas les cheveux jusqu’à la veille de Chavouot (cette année jeudi matin 25 mai 2023).

Un garçon qui aura trois ans après Pessa’h, fêtera sa première coupe de cheveux à Lag Baomer (mardi 9 mai 2023) et celui qui aura trois ans après Lag Baomer la fêtera la veille de Chavouot (jeudi 25 mai 2023).

Il n’y aucune restriction sur les promenades ou les séances de piscine et baignade.

Le Recit de la Semaine

 Exode 79

Alors qu’éclatait la révolution islamique en Iran, en 1979, le Rabbi de Loubavitch envoya de jeunes émissaires sur place pour encourager les familles juives à sauver leurs enfants en les envoyant provisoirement aux États-Unis. Ce fut une opération risquée, coûteuse et compliquée mais essentielle. Six cents adolescents furent ainsi exfiltrés, sauvés, accueillis, éduqués tandis que leurs familles ne purent sortir du pays que des années plus tard.

Si j’avais su quels changements drastiques cette réunion apporterait dans ma vie pour les quelques mois suivants, je ne m’y serais peut-être jamais rendue… D’un autre côté, ce fut une expérience que je n’aurais voulu rater pour rien au monde, une époque qui m’épuisa physiquement et mentalement mais aussi qui me remplit de moments inoubliables, souvent tendres et affectueux et dont les conséquences se répandent encore aujourd’hui en ondes bienfaisantes.

Non, je n’avais pas prévu d’assister à cette réunion, juste avant Pessa’h ; mais comme elle se déroulait vraiment tout près de chez moi, je culpabilisai et y allai. Trop fatiguée pour écouter la conférencière, j’entendis néanmoins une jeune femme rappeler l’importance d’ouvrir nos maisons aux nouveaux venus : elle parlait d’adolescents qui allaient bientôt arriver, de nos parents qui avaient fui la Seconde Guerre mondiale et l’avancée des Nazis pour se réfugier dans des pays plus accueillants. Nous traversions une crise semblable, continua-t-elle : nous avions la chance d’habiter aux États-Unis, de nous trouver du côté de ceux qui peuvent donner et non du côté de ceux qui doivent recevoir. Sans trop réfléchir, j’inscrivis mon nom et mon numéro de téléphone au bas d’une liste qu’elle fit circuler, pensant qu’il s’agissait sans doute d’une pétition auprès d’un député ou quelque chose de ce genre et j’oubliai aussitôt cette soirée.

- Maman ! Les filles arrivent ce soir ! m’annonça ma fille toute excitée. Je sais que tu es épuisée alors j’ai préparé moi-même leurs lits !

Les filles ? Quelles filles ? Quels lits ? Je revenais d’une journée non-stop, avec les courses de Pessa’h, les listes de tâches à exécuter encore d’ici la fête et tout ce que je voulais, c’était un bain chaud et me mettre au lit ! Des invitées ? De quoi s’agit-il s’il vous plaît ?

- Maman, tu as signé, tu te rappelles ?

Oh non ! Pas moi, pas maintenant… Et d’ailleurs pas plus tard non plus !

Soudain, je pensai aux parents. Je regardai mes propres enfants, bien au chaud, en sécurité… Quelle chance de pouvoir être du côté de ceux qui donnent !

C’est à 23h 30 qu’on sonna à la porte. J’étais paniquée : comment les accueillir ?

Soudain, elles étaient là et nous nous sommes embrassées comme si nous nous connaissions depuis longtemps. L’une était petite et brune, l’autre était grande et blonde. Elles se présentèrent : Janet et Fariba. Je ne pouvais plus être Madame Sharfstein, je choisis de me faire appeler Tante ‘Hanna.

Leur connaissance de l’anglais était très limitée mais ma connaissance de la langue perse était nulle. Tout ce que je savais de l’Iran était que cela s’appelait autrefois la Perse et que c’était là-bas que s’était déroulée l’histoire de Pourim avec la reine Esther.

Les premiers jours furent difficiles et c’est un euphémisme. Pour nous comme pour elles. Elles n’avaient jamais passé même une nuit en dehors de la maison familiale. Elles avaient toujours été protégées par des parents aimants. Et maintenant, à cause d’une révolution sanguinaire, elles se retrouvaient dans un pays inconnu, avec de parfaits étrangers. Etrangers parce que nous venions de les rencontrer mais, suivant les enseignements éternels de notre peuple, nous étions une seule famille, comme si elles étaient les enfants de ma sœur. Leur peine devenait la mienne, leurs soucis les miens mais leurs joies et leur bonheur les miens aussi.

Non seulement leur langage était différent mais leur observance des fêtes et de la cacherout aussi. Elles désiraient sincèrement s’ajuster aux coutumes de notre famille. Ma fille Sima leur expliquait patiemment les bénédictions à réciter avant et après manger, elles craignaient de mal se conduire quand il s’agit d’observer le Chabbat. Nous avons acheté un dictionnaire perse-anglais qui devint un compagnon constant entre nous.

C’était très touchant de les voir allumer les bougies de Chabbat en murmurant leurs prières personnelles pour la sécurité de leurs parents restés en Iran - comme je les y avais encouragées. Elles étaient arrivées chez nous vêtues de jeans mais Fariba ne les remit plus tant qu’elle habita chez nous : « Je veux me comporter comme ma maman américaine ! » déclara celle qui se considérait comme ma « fille adoptive ». Quant à Janet, nous avons établi un compromis : elle ne les porterait que les jours de semaine et qu’à la maison.

Pessa’h arrivait, avec toutes ses lois et coutumes. J’étais un peu appréhensive avec ces nouvelles recrues mais leur venue se révéla une bénédiction. Elles restèrent auprès de moi à la cuisine, épluchèrent les pommes de terre, râpèrent les oignons et apprirent les lois de Pessa’h en même temps qu’elles perfectionnaient leur anglais.

Comment raconter leur joie quand mon mari leur rapporta de la synagogue une Haggadah traduite en perse qui venait d’être publiée par Rav J.I. Hecht, celui qui s’était occupé depuis le début de toute cette opération de sauvetage des enfants juifs iraniens sous la direction du Rabbi ? Ce fut la première fois qu’on demanda à mon mari le Ma Nichtana en perse… Elles pouvaient maintenant apprécier chaque détail du Séder en lisant l’histoire de la Sortie d’Égypte : remarquaient-elles comment cela ressemblait à leur propre sortie d’un pays hostile ?

Mes enfants apprirent à partager leurs parents et leur maison. Janet et Fariba occupaient le téléphone pendant de longues heures (c’était l’époque où il n’y en avait qu’un pour toute la famille…) et leurs amies iraniennes envahirent souvent la maison. Une de mes filles dépensa tout l’argent qu’elle avait gagné en babysitting pour leur acheter un cadre où suspendre les photos de leur famille. Mon autre fille les aidait à écrire leurs devoirs pour l’école. Je les accompagnai à la synagogue, les aidai à se retrouver dans le livre de prière, leur expliquai la Sidra de la semaine ; elles observèrent avec attention le Rabbi quand il se dirigeait pour être appelé à la Torah : « Je tremble quand je le vois, remarqua Fariba, son regard est si profond ! Quand je le vois, je sens que je veux étudier davantage afin d’être digne d’être appelée une fille juive… ».

Au milieu de Pessa’h, nous avons affronté une crise majeure : elles pleuraient dans leur chambre sans vouloir m’en révéler la cause. Finalement, elles m’expliquèrent qu’à la fin de Pessa’h, elles étaient supposées rejoindre d’autres filles dans des internats. Ce saut dans l’inconnu les déstabilisait à l’avance mais je les rassurai : elles seraient toujours les bienvenues chez nous et, d’ailleurs elles restèrent finalement jusqu’aux vacances, quand elles rejoignirent leur véritable tante en Arizona.

Nous sommes restées en contact, ma « sœur » (leur mère) restée en Iran m’écrivait en perse des lettres qu’une de ses voisines traduisait en anglais et elle ne cessait de me remercier. Par la suite, j’ai fait sa connaissance en Israël et nous avons réussi à communiquer dans un langage commun : celui de l’émotion, palpable et contagieuse !

J’aurais voulu que le monde soit un meilleur endroit, que chacun puisse vivre dans la paix et la sécurité. Mais cette expérience m’a rappelé ce qui est essentiel dans la vie : l’amour des autres Juifs, quelles que soient leurs coutumes et leurs façons de vivre. Sinon comment expliquer qu’une maison à Brooklyn puisse devenir un havre de paix pour des enfants réfugiés d’Iran ?

L’amour des autres Juifs, en action : c’est ce qui nous fera toujours réussir !

‘Hanna Sharfstein

Beyond the Dollar Line

Traduite par Feiga Lubecki