D’année en année : la victoire
Le peuple juif est souvent dénommé “peuple du Livre”. C’est là un noble titre qu’il a certes mérité tout au long de son histoire tumultueuse dont les méandres ne l’empêchèrent jamais de rester attaché aux textes porteurs de son éternelle sagesse. Il est vrai que, sans les livres qui ont modelé sa conscience et son rapport au monde, il perdrait une partie de son âme. Ses ennemis ne s’y sont d’ailleurs jamais trompés qui, lorsqu’ils ont voulu l’atteindre ou mettre sa survie en péril, ont commencé par s’en prendre justement à ses livres, les détruisant, les confisquant ou interdisant leur étude.
Chacun pensait que des actes de ce type appartenaient à une histoire révolue. Chacun voulait croire qu’en nos siècles, plus personne n’oserait porter la main sur cette richesse commune et inestimable que des livres transmis avec amour, génération après génération, contiennent. Pourtant, il y a une vingtaine d’années, l’impensable se produisit. Certains s’autorisèrent à détourner des éléments de ce trésor, prélevant dans la bibliothèque du Rabbi des ouvrages dont la rareté faisait le caractère précieux afin de les vendre et d’en tirer un bénéfice personnel. Le fait qu’ainsi ils privaient la communauté d’une immense lumière ne les préoccupait guère.
L’enjeu était grave et, dès que le larcin fut découvert, tout fut entrepris pour que les livres retournent à leur lieu naturel, la bibliothèque, et qu’ils puissent servir ainsi à tous. Après des semaines, des mois d’effort, le 5 Tévet fut le jour de la victoire. Ce jour-là, chacun sut que le danger était écarté, que la sagesse ne serait jamais confisquée au bénéfice d’un individu, qu’elle resterait l’apanage de tous.
Il n’est guère étonnant que la joie qui éclata alors fut sans limites. Elle déborda avec d’autant plus d’éclat que l’étude connut ainsi une vigueur renouvelée accompagnée par la diffusion de textes nouveaux et, pour chacun et à la demande du Rabbi, l’achat de nouveaux livres. Depuis lors, le 5 Tévet est célébré d’année en année. Il est porteur de toute la puissance de notre temps qui sait affronter l’obscurité spirituelle la plus profonde… et la vaincre.
La Divinité par évidence
Quand Machia’h viendra, chacun connaîtra et ressentira la Divinité comme une évidence. En revanche, le monde ne sera ressenti que comme un élément lointain, secondaire.
Chacun sera au degré de Adam, le premier homme, avant qu’il ne commette la faute de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Dans cette période, il était totalement lié à D.ieu et ne ressentait en rien l’existence de la matière. Il mangeait, buvait et satisfaisait tous ses besoins physiques cependant cela ne comportait aucun désir matériel.
(D’après Séfer Hamaamarim Kountressim I p.134)
Vayigach
Yehouda s’approche de Yossef pour le supplier de libérer Binyamin, offrant sa propre personne comme esclave à la place de son jeune frère. Devant la loyauté qui anime ses frères les uns à l’égard des autres, Yossef leur révèle son identité. « Je suis Yossef. Mon père est-il toujours vivant ? ».
Les frères sont envahis de honte et de remords mais Yossef les console. « Ce n’est pas vous qui m’avez envoyé ici, mais D.ieu. Tout a été ordonné d’En-Haut pour nous sauver de la famine ainsi que toute la région ».
Les frères se précipitent à Canaan avec les nouvelles. Yaakov descend en Egypte avec ses fils et leurs familles, soixante-dix âmes en tout, et retrouve son fils bien-aimé après vingt-deux ans de séparation. En chemin, il reçoit la promesse divine : « Ne crains pas de descendre en Egypte ; car Je ferai de toi une grande nation. Je descendrai avec toi en Egypte et il est sûr que Je vous ferai remonter ».
Yossef amasse de la richesse pour l’Egypte en vendant de la nourriture et des grains de blé durant la famine. Le Pharaon donne à la famille de Yaakov la fertile région de Gochen pour qu’elle s’y installe et les Enfants d’Israël prospèrent dans leur exil égyptien.
Une Yechiva en Égypte
« Yaakov envoya Yehouda devant lui vers Yossef, pour lui montrer l’accès à Gochen. » (Béréchit 46 :28)
« Il envoya Yehouda devant lui pour établir une maison d’étude, d’où seraient disséminés les enseignements de la Torah pour les tribus d’Israël. » (Tan’houma , Vayigach 11)
La Torah relate que lorsque Yaakov transporta sa famille en Égypte, où ils résideraient pendant plus de deux siècles, « il envoya Yehouda au-devant… pour montrer l’accès ». Le mot hébreu « Lehorot » (« pour montrer l’accès ») signifie littéralement « pour enseigner » et « pour instruire », occasionnant l’interprétation du Midrach selon lequel le but de la mission de Yehouda était d’établir une maison d’étude d’où émaneraient les enseignements de la Torah.
Mais Yossef était déjà en Égypte et Yaakov avait reçu l’information que ses vingt-deux années d’éloignement de la maison paternelle n’avaient en rien diminué sa connaissance de la Torah et son engagement à ses instructions. De plus, il est sûr que Yossef, le dirigeant de facto de l’Égypte, avait très certainement l’autorité et les moyens d’établir la plus magnifique des Yechivot dans l’empire. Pourquoi donc Yaakov désira-t-il que Yehouda, un nouvel immigrant, ne parlant pas même la langue du pays, soit celui qui devrait établir cette maison d’étude destinée à verser ses enseignements au Peuple juif en Égypte ?
Dix bergers et un entrepreneur
Au moment où Yaakov descendit en Égypte, ses enfants étaient divisés en deux groupes. Cela découlait d’un conflit entre deux perspectives sur le monde, entre deux approches de la vie pour un Juif dans un monde païen.
La première faction était constituée de dix des douze frères et menée par Yehouda. Les frères vivaient, comme l’avaient fait avant eux leurs ancêtres, en bergers solitaires, interagissant le moins possible avec la société, de peur que ce contact n’affecte l’intégrité de leur vie spirituelle et leur lien avec D.ieu.
En revanche, Yossef était « un entrepreneur heureux » dans les affaires et dans la politique, qui ne voyait pas de contradiction entre la position de vice-roi d’Égypte et le fait de rester constamment connecté à D.ieu. Son intégrité morale et spirituelle restait totalement inaffectée par la société et l’environnement dans lesquels il vivait ou par des occupations qui exigeaient son implication vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Le conflit idéologique qui opposait Yossef à ses frères était le conflit entre la tradition spirituelle et une expérience mondaine. De cet antagonisme, c’est Yossef qui allait sortir le vainqueur. L’isolement spirituel qui avait caractérisé les trois premières générations était destiné à prendre fin. Yaakov et sa famille déménagèrent en Égypte où le « pot-pourri » de l’exil allait forger leurs descendants et en faire la nation d’Israël. Très exactement comme Yossef en avait eu la prémonition dans ses rêves, ses frères et son père s’inclinèrent devant lui, soumirent leur approche à la sienne.
Yaakov avait compris, depuis toujours, la signification de ces rêves et il attendait leur réalisation. Les frères de Yossef qui, quant à eux, trouvaient plus difficile d’accepter que l’ère des bergers tirait à sa fin, le combattirent pendant plus de vingt-deux années amères, jusqu’à ce qu’eux-aussi en vinrent à accepter que le défi historique d’Israël allait être celui de mener une vie spirituelle à l’intérieur d’un environnement matériel.
Les pères fondateurs
Cependant, ce fut Yehouda, et non Yossef, qui fut choisi par Yaakov pour établir ce lieu qui servirait de source de l’enseignement de la Torah aux Juifs en Égypte.
Les trois premières générations de la vie juive n’avaient pas constitué un « faux départ ». Elles étaient le fondement de tout ce qui allait suivre. C’était de ce fondement que Yossef avait tiré la force de persévérer dans sa foi et dans sa droiture, dans un environnement étranger. C’était sur ce fondement qu’allait être bâti tout l’édifice de l’histoire juive.
Le Juif évolue dans un monde matériel mais ses racines sont plantées dans le sol d’une spiritualité parfaite. Sa vie quotidienne doit être conforme à Yossef mais son éducation doit lui être apportée par Yehouda.
Qu’est-ce qu’une « maison pleine de livres » ?
Afin de se souvenir constamment de l’importance des Mitsvot (commandements), il convient non seulement d’étudier mais de posséder des livres les évoquant. Ainsi, le Juif se souvient des Mitsvot et D.ieu Lui-même se souvient non seulement du mérite des pères mais bien de celui du Juif qui a étudié dans ces livres : ceci « crée une révolution dans tous les mondes » selon les paroles du Rabbi.
Ainsi, chacun devra posséder au moins un ‘Houmach (les Cinq Livres de Moïse), un livre de Tehilim (Psaumes), un Sidour (livre de prières) et un Tanya (de Rabbi Chnéour Zalman de Liady). Par ailleurs, on acquerra des livres concernant la Hala’ha (loi juive) afin de pouvoir se renseigner régulièrement comment agir dans la vie de tous les jours.
De même les maisons communautaires seront munies de nombreux livres, au service de tous ceux qui les fréquentent : le fait de disposer de livres encourage chacun à les étudier.
De même qu’à l’époque de la destruction du Temple, Rabbi Yo’hanane ben Zakaï demanda aux autorités romaines la permission de préserver la ville de Yavné avec ses Sages, de même il convient aujourd’hui de construire un nombre important de Yechivot et écoles juives où ces livres seront étudiés.
On respecte énormément les livres de Torah. On ne les pose pas dans un endroit où ils pourraient tomber ou être dégradés et abimés. On veille à ce qu’aucune miette ou goutte de liquide ne tombe entre les pages. On les recouvre pour les protéger ; on les pose dans une belle bibliothèque et on les protège de la poussière. On évite de poser un livre sur une chaise ou sur un lit ; sinon, on évite de s’asseoir à côté. On n’utilise pas un livre de Torah pour se protéger de la lumière, du soleil ou de la fumée. On ne s’en sert pas pour garder un papier important ou de l’argent.
Chaque enfant juif devra posséder – si possible dès la naissance – les principaux livres : ‘Houmach, Tehilim, Tanya, Sidour, Haguada, Ma’hzor.
(d’après Hamitsvaïm Kehil’hatam - Rav Shmuel Bistritzky)
Pas un pas de plus
1944. Presque toute la France avait été occupée par les Nazis. Parmi les nombreux Juifs en fuite se trouvait un groupe de garçons et filles de France et Belgique, sous la tutelle de Rav Zalman Schneerson. Ce descendant du Rabbi Tséma’h Tsédek était secondé par Rav Aharon Morde’haï Zilberstrom, comme lui entièrement dévoué à l’éducation juive.
Une nuit, Rav Schneerson se cachait avec ces adolescents dans un château abandonné du sud de la France quand il apprit que les Nazis le recherchaient. Prestement, il déménagea avec sa famille et le groupe de jeunes dans une autre cachette qu’il avait louée pour d’autres réfugiés. Le lendemain, son épouse Sarah réalisa que, dans leur hâte, ils avaient oublié d’emporter les habits du Rav. Or durant la guerre, ce n’était pas une broutille puisqu’il était impossible d’obtenir des vêtements – même en les achetant. Elle supplia son mari de la laisser retourner dans leur cachette précédente. Au début il refusa, mais elle insista et il la laissa. Ce n’était pas très loin, environ trois kilomètres… Cependant, malgré toutes ses précautions, elle ne revint pas…
La nuit tomba, Rav Schneerson devenait de plus en plus inquiet : il envoya Rav Zilberstrom à sa recherche. Celui-ci demanda au propriétaire de leur nouvelle cachette de se rendre au château pour voir ce qui s’y passait.
Quand le propriétaire s’approcha du château, il aperçut des soldats allemands qui l’encerclaient et comprit qu’il se passait quelque chose de grave. Des voisins l’informèrent que la Milice (la police militaire française, acquise à la cause nazie) avait découvert que des Juifs s’y étaient cachés et surveillait les abords de la bâtisse. Quand Mme Schneerson était arrivée au milieu de la nuit et avait ouvert la porte, elle avait immédiatement été arrêtée.
Rav Zilberstrom retourna immédiatement vers leur nouvelle cachette pour apprendre la mauvaise nouvelle à Rav Schneerson. Celui-ci ne se laissa pas démoraliser même une seconde et décida sur le champ d’une nouvelle évacuation : « Il est beaucoup trop dangereux de rester ici même un instant de plus. La Milice a arrêté mon épouse et l’interrogera pour qu’elle avoue où nous sommes cachés. Ils sont capables de la torturer jusqu’à ce qu’elle parle et nous devons donc partir tout de suite. Si elle parvient à se libérer, je sais pouvoir compter sur son intelligence pour nous retrouver ! ».
Chacun reprit ses bagages et le groupe se remit en route au milieu de la nuit. Il faisait particulièrement sombre et il était hors de question d’emprunter des routes pavées où pouvaient patrouiller des voitures ennemies. Ils passèrent donc par des chemins de montagne, des sentiers broussailleux et peu praticables. Rav Schneerson décida de rejoindre une des maisons relativement proches, qu’il avait déjà louée pour un autre groupe de jeunes gens de 12 à 14 ans.
Au bout de deux heures d’une marche épuisante, ils aperçurent les premières maisons. L’aube pointait à l’horizon mais Rav Schneerson n’en pouvait plus. Il s’assit sur un rocher, incapable de faire un pas de plus. Tous savaient que, depuis son enfance, Rav Schneerson souffrait des jambes car l’une était plus courte que l’autre. La marche avait toujours été pénible pour lui et il boitait ; l’escapade en pleine montagne n’avait pas arrangé les choses.
Mais si les jambes ne répondaient plus, Rav Schneerson restait responsable et dominait la situation. Il ordonna au groupe de continuer sans lui mais Rav Zilberstrom refusa de l’abandonner. Le petit groupe resta donc sur place, attendant patiemment que le Rav reprenne des forces mais celui-ci n’appréciait pas du tout qu’on lui désobéisse ainsi : « Quand je donne un ordre, vous devez m’obéir ! Vous vous placez ici en grand danger à cause de moi ! ».
On essaya de le soulever pour le faire avancer mais en vain. Rav Zalman, les larmes aux yeux, les suppliait de continuer leur route : « Vous voyez bien que, du Ciel, on veut que je reste ici ! ». Malgré la logique de ses paroles et le danger impliqué à rester exposés en pleine montagne, le groupe refusa d’abandonner son mentor.
Ce n’est qu’au matin, quand il fut possible de mieux voir la route que le groupe se remit en marche avec Rav Zalman à qui le repos avait permis de reprendre des forces. Voici ce que raconta par la suite Rav Zilberstrom :
« Quand nous sommes arrivés, nous avons été surpris de trouver la porte grande ouverte et la maison vide. Rav Zalman se mit à explorer les chambres une à une et, quand il arriva à la pièce qui avait servi de synagogue pour le groupe précédent, il s’immobilisa, pétrifié : le rideau de l’arche sainte avait été déchiré. Nous étions atterrés nous aussi. Puis Rav Zalman déclara d’un ton ferme : « Quand vous fuyez devant des criminels, vous ne déchirez pas le rideau de l’arche sainte ! J’ai bien peur que le groupe ait été découvert et arrêté ! ».
Nous avons alors réalisé que, certainement, le groupe avait été dénoncé et que les Nazis avaient emmené les enfants. Cela signifiait aussi que, involontairement mais grâce au handicap de Rav Zalman, nous avions été sauvés ! Il avait dû souffrir pendant plus de quarante ans de ses jambes afin que nous soyons épargnés ! ».
Quant à Sarah, son épouse, après son arrestation, elle fut emmenée au Quartier Général de la Milice, interrogée, torturée mais elle continua d’affirmer que son mari s’était enfui en Suisse, sans dévoiler l’adresse où il s’était caché. On la libéra et elle eut soin de ne pas se diriger vers l’une ou l’autre des cachettes car elle savait que des miliciens la suivraient certainement pour découvrir les réfugiés. Elle erra ainsi pendant des heures jusqu’à ce que ses bourreaux abandonnent leur filature.
Jusqu’à la libération de Grenoble, le 22 août 1944, Rav Zalman, son épouse et leur groupe de jeunes se cachèrent dans différents endroits, parfois sans voir la lumière du jour durant de longues semaines. Après la Libération, la famille Schneerson retourna à Paris avec quelques-uns des survivants tandis que d’autres préférèrent retourner au château pour s’occuper d’orphelins juifs. En septembre 1946, le château ferma ses portes et les derniers membres du groupe s’installèrent à Paris.
Après la guerre, Rav Zalman Schneerson continua ses activités de bienfaisance en s’occupant avec dévouement et efficacité des réfugiés, rescapés de la Shoah et du « paradis soviétique ». Puis il s’installa aux États-Unis où il décéda en 1980. Le Rabbi de Loubavitch tint à participer aux funérailles de son cousin, un érudit qui, au péril de sa vie, avait sauvé de nombreux Juifs.
Puisse son souvenir être une bénédiction.
Traduit par Feiga Lubecki