Continuons la route avec une force accrue !
Le temps passe, les mois s’envolent sans qu’aucune interruption puisse marquer leur cours. Pourtant, certains jours sont comme des points d’ancrage dans l’éphémère des choses. Sur eux, il est possible de construire une vie… ou un monde.
C’était le 10 Chevat, il y a maintenant 70 ans. La nouvelle avait retenti avec la puissance des événements qui bouleversent toute existence paisible : Rabbi Yossef Its’hak, le précédent Rabbi, avait quitté ce monde. Au-delà du caractère dramatique de cette nouvelle, chacun savait que l’action de Rabbi Yossef Its’hak avait radicalement changé le cours des choses. L’éducation juive avait retrouvé sa vigueur et, en ces temps de détresse, encore si proches de la Shoah, le judaïsme paraissait renaître. Mais tout cela pouvait sembler encore si fragile…
En ce 10 Chevat, l’action entreprise ne pouvait s’interrompre. Chacun ressentait que s’ouvrait une nouvelle époque pour poursuivre, approfondir et élargir cette œuvre. Le Rabbi allait en être la continuation. De fait, dès qu’il accepta la charge qui lui était confiée, les domaines d’intervention se multiplièrent. Aucun Juif ne devait être laissé à l’écart de l’héritage du judaïsme. Il en allait de la responsabilité de tous. Commença alors le temps des grandes avancées. D’enseignements profonds en demandes d’action, de campagnes de Mitsvot en messages adressés à tous, le Rabbi prit la tête de nouveaux développements.
Avec un recul de 70 années, chacun mesure l’ampleur des changements. A une judaïté qui s’interrogeait sur son devenir a succédé un judaïsme conscient de l’importance du message qu’il porte. A une culture juive en déshérence a succédé une connaissance mise à la portée de tous. Sans doute est-ce un signe des temps, et la traduction concrète de ce long effort, que les cours de Torah se soient multipliés et que le nombre des traductions en français ne cesse de grandir. Une septième décennie nous donne aujourd’hui une inspiration nouvelle.
Il importe de prendre conscience que nous sommes les héritiers de ce dynamisme et que, de ce fait, nous devons être les porteurs de cet enthousiasme. Certes, beaucoup reste encore à accomplir et l’action entreprise ne saurait souffrir aucun relâchement. Cependant, nous savons que devant nous continue le chemin qui nous fut indiqué dès le 10 Chevat. Au travers de toutes les tempêtes, il nous appartient, très simplement, de le poursuivre. Chacun porte en tête et en cœur le but à atteindre – et nous savons qu’il est à portée. La tradition lui a, de toujours, donné un nom: la venue de Machia’h.
Un petit instant
Quand le Machia’h viendra, il apparaîtra comme si toute la si longue période d’exil aura été, en fait, très courte. C’est à ce sujet que le prophète Isaïe (54:7) dit : « Un petit instant, Je t’ai abandonné et avec une grande miséricorde Je te rassemblerai. »
Lorsque la « grande miséricorde » de la Délivrance se révèlera, chacun verra que l’exil n’aura finalement constitué qu’un « petit instant ».
(D’après Séfer Hamaamarim 5700 p. 10)
Bechala’h
A peine a-t-il permis aux Enfants d’Israël de quitter l’Egypte que le pharaon se lance à leur poursuite pour les obliger à revenir. Le peuple hébreu se trouve pris au piège, entre les armées égyptiennes et la mer. D.ieu dit à Moché de lever son bâton au-dessus de l’eau et la mer s’ouvre pour permettre au Peuple Juif de passer puis elle se referme sur les assaillants égyptiens. Les Enfants d’Israël entonnent un chant de louange et de gratitude à l’égard de D.ieu.
Dans le désert, le peuple souffre de faim et de soif et se plaint sans cesse à Moché et Aharon. D.ieu adoucit miraculeusement les eaux amères de Marah et par la suite, Moché fait jaillir de l’eau d’un rocher, en le frappant de son bâton. Grâce à son mérite, la Manne tombe des Cieux, chaque matin avant l’aube, et des cailles apparaissent, chaque soir, dans le camp d’Israël.
Les Enfants d’Israël reçoivent l’instruction de ramasser, chaque vendredi, une double portion de la Manne, puisqu’elle ne tombera pas le Chabbat, décrété par D.ieu comme jour de repos. Certains désobéissent, veulent en ramasser le septième jour mais n’en trouvent pas. Aharon préserve une petite quantité de Manne dans une fiole, comme témoignage pour les générations futures.
A Refidim, le peuple est attaqué par Amalek qui est vaincu grâce aux prières de Moché et une armée levée par Yehochoua.
Les consommateurs de Manne
« Voici je ferai pleuvoir sur vous le pain du Ciel » (Chemot 16 :4)
Chaque fois que l’on fait descendre sur terre quelque chose de sublime, il semble que ce transfert lui fasse perdre un peu de sa substance. Dans une certaine mesure, quand une théorie est mise en pratique ou qu’une grande source d’inspiration est appliquée à la vie quotidienne, le résultat semble moins pur que l’original.
Et puis survient la Manne.
La Manne était « le pain du Ciel » qui nourrit toute la première génération de notre nation, dans notre périple dans le désert du Sinaï et notre acquisition de la sagesse de la Torah.
En fait, nos Sages affirment que « la Torah a été donnée pour être développée qu’à ceux qui consomment la Manne » (Midrach Me’hilta, Bechala’h 17).
Que signifie cette déclaration ? S’il est vrai que la Torah relate que Moché et Aharon préservèrent, pour la postérité, une jarre contenant de la Manne, ce pain céleste ne fait plus partie de notre régime alimentaire depuis plus de trois mille ans. Cela signifie-t-il que les générations « post Manne » sont incapables d’expliquer la Torah ?
Ou bien sommes-nous aujourd’hui aussi, d’une certaine façon, des consommateurs de Manne ?
Une digestion parfaite
La Torah décrit la Manne comme étant l’aliment parfait. La portion individuelle de tout un chacun répondait parfaitement à ses besoins, sans qu’il n’y en ait une quantité supérieure ou inférieure.
De plus, la Manne renfermait les besoins nutritionnels de chacun, si précisément qu’il n’y avait aucun déchet. Les membres et les organes du corps l’absorbaient et l’utilisaient d’une façon complète et optimale.
L’alimentation représente un exemple parfait de « perte » qui accompagne la transition entre l’esprit et la substance. Dans l’une des profondes merveilles de la nature, le Créateur a attribué aux denrées alimentaires matérielles l’aptitude à soutenir la vie. Mais étant donné que ces énergies vitales ont été incorporées dans du pain et de la viande, éléments matériels, et qu’elles accèdent au corps par le biais du processus physique de la digestion, cette transformation reste imparfaite.
Bien que la nourriture soit l’incarnation matérielle d’une force vitale spirituelle, cette incarnation n’est pas parfaite. Ses éléments les plus grossiers n’ont pas d’utilité nutritionnelle et sont donc rejetés par le corps.
Il y a donc « le pain du corps » et puis il y a « le pain de l’âme ».
Le Livre des Proverbes, nous recommandant de nourrir notre vie de la Sagesse Divine de la Torah, nous enjoint : « Venez, partagez Mon pain » (Proverbes 9 :5).
L’âme possède elle-aussi ses besoins nutritionnels. Elle requiert un régime de sagesse, de savoir et d’inspiration pour soutenir, développer et donner de la vitalité à sa vision et ses entreprises spirituelles.
Comme en ce qui concerne le corps, l’âme devient ce que nous mangeons, métabolisant les stimuli qu’elle ingère et digère, pour en faire la substance-même de son existence.
On pourrait rétorquer alors que lorsque les concepts spirituels de la Torah sont amenés sur terre et appliqués à notre existence quotidienne, une certaine quantité de « déchet » est inévitable, que certains aspects du message de la Torah et de son moyen de communication peuvent s’avérer archaïques et superflus dans le cours du processus digestif, tout comme c’est le sort de chaque tentative de passage du spirituel au matériel.
Vient alors la Manne pour nous éclairer : ce qui vient d’être dit n’est vrai que pour « le pain de la terre », de la tentative humaine pour appliquer le sublime au prosaïque, au concret.
Mais la Torah est « le pain du Ciel », une incarnation parfaite, complètement efficace de la Sagesse et de la Volonté Divines.
La permission d’interpréter la Torah n’est-elle donc accordée qu’à « ceux qui consomment la Manne », à ceux qui sont conscients qu’il n’y a aucun déchet ou aucun choix à faire dans l’application intemporelle de la Torah à l’expérience humaine, que la Torah est l’aliment vital parfait, digéré, sans faire de déchet, à n’importe quel âge et dans n’importe quelle culture, qu’il imprègne et donne de la vitalité à chaque membre, chaque organe de l’univers, tout en n’étant jamais alourdi ou compromis par son application dans l’essentiel de la vie matérielle.
Qu’est-ce que Tou Bichevat ?
Lundi 10 février 2020, c’est Tou Bichevat, le Roch Hachana, le nouvel an des arbres.
On ne récite pas la prière de Ta’hanoune (supplications).
Dimanche soir 9 février et lundi 10 février, on consomme de nombreux fruits, en particulier ceux qui représentent la fierté de la Terre Sainte, qui sont cités dans le verset de la Torah : « blé, orge, raisin, figue, grenade, olive et datte. On s’efforcera également de manger des caroubes ainsi que des fruits nouveaux qu’on n’a pas encore consommés cette année. On veillera à réciter les bénédictions adéquates avant et après manger. On profitera de cette belle occasion pour se réunir en réunions joyeuses et productives sur le plan des bonnes résolutions.
On aura soin de prélever les différentes dîmes (Terouma et Maassère) sur les fruits provenant d’Israël.
La Torah compare l’homme à un arbre des champs : lui aussi est supposé produire des fruits, c’est-à-dire des Mitsvot, des bonnes actions. De même que le fruit peut produire des arbres qui produiront des fruits etc…, de même nos Mitsvot entraînent d’autres Mitsvot, encouragent d’autres Juifs à assumer leur judaïsme, à retrouver leurs racines et à s’enraciner dans un sol riche d’étude de la Torah et de pratique des Mitsvot. C’est ainsi que le Peuple juif se perpétue, se développe et produira d’autres fruits.
A Tou Bichevat, nous mangeons des fruits, nous « produisons » des fruits, nous plantons des graines de bonnes actions.
Viser le sommet
Toute la famille de ma mère avait péri durant la Shoah. Seul un de ses frères, Hershel (Gricha), avait rejoint un groupe clandestin de résistance mais, arrêté, il avait été envoyé dans un « camp de travail » en Sibérie. Rétrospectivement, ces terribles années d’esclavage lui sauvèrent la vie car, ainsi, il ne fut pas déporté et assassiné par les Nazis – alors que sa femme et ses enfants périrent de la main de ces assassins.
Après la mort de Staline – qui marqua une période de soulagement en Union Soviétique – Hershel fut libéré du Goulag, se remaria et s’installa à Rostov où il vivota en devenant charpentier.
Dès que ma mère, installée au Canada, apprit son adresse, elle lui envoya régulièrement des colis avec des produits de base introuvables en Union Soviétique. Pour elle, son rêve était de retrouver son frère, unique survivant de sa famille. Elle résolut de tout mettre en œuvre pour obtenir les visas pour le Canada, pour lui et sa famille. Mais ses efforts étaient vains car l’URSS interdisait toute émigration, surtout s’agissant d’un citoyen ayant été emprisonné pour activités « contre-révolutionnaires » (comprenez : pratique et foi religieuses). Le « Rideau de Fer » était fermé hermétiquement et Hershel (avec des millions d’autres Juifs) se trouvait du mauvais côté.
Je me sentais très triste pour ma maman qui s’inquiétait tant du sort de son frère, de sa survie matérielle mais aussi de l’éducation juive de ses enfants. Je décidai de demander une bénédiction lors d’une Ye’hidout (audience privée) auprès du Rabbi en 1970. Mais, contrairement à un ‘Hassid bien élevé, je m’armai de courage pour exiger encore davantage : je ne me contenterai pas d’une bénédiction, je demanderai une promesse que mon oncle pourrait quitter la Russie. Au début, le Rabbi ne répondit pas à ma requête et évoqua d’autres sujets. Mais j’insistai, demandai une seconde fois – toujours sans réponse.
Tourmenté par le chagrin de ma mère, je demandai une troisième fois. Le Rabbi me regarda droit dans les yeux et déclara : « Ils sortiront. Mais ne le dis à personne ! ». Je promis de n’en parler à personne.
Je sortis du bureau du Rabbi comme sur des nuages : ma mère pourrait bientôt revoir son frère et elle serait enfin soulagée de ce souci ! Je me sentis obligé de confier à ma mère ce que le Rabbi m’avait dit : après tout, elle n’était pas juste « une personne », elle était ma mère ! Donc, dès que je la revis, je lui racontai la Ye’hidout. Mais je le regrettai immédiatement : peut-être avais-je diminué la force de la bénédiction du Rabbi en rompant ma promesse alors qu’il avait tenu à ce que je n’en parle à personne…
Une année passa et mon oncle n’avait toujours pas pu quitter le « paradis soviétique ». Je sollicitai encore une fois le Rabbi – mais, cette fois-ci, je n’osai pas demander plus qu’une bénédiction. Le Rabbi n’évoqua pas le fait que j’avais rompu ma promesse et, avec un grand sourire, promit que mon oncle pourrait bientôt émigrer. Je demandai au Rabbi ce que je pouvais faire pour hâter cette venue et il répondit : « Quand on veut agir, il faut viser le sommet ». Je compris par cela que je devais contacter le sommet de l’Etat : au Canada, cela signifiait le Premier Ministre qui était à l’époque Pierre Trudeau. Je lui écrivis une lettre à propos de mon oncle et je reçus une réponse : le dossier serait transmis au secrétaire d’Etat aux affaires étrangères, M. Mitchell Sharp. Avec mon frère, nous avons immédiatement entrepris une correspondance avec ses bureaux et nous nous sommes même rendus plusieurs fois à Ottawa, la capitale administrative du Canada. Finalement, on nous apprit que nos efforts avaient porté leurs fruits et que mon oncle recevrait un visa d’entrée au Canada.
Nous avons immédiatement annoncé la nouvelle à mon oncle : il devait, de son côté, présenter une demande d’émigration pour sortir de Russie. Mais quand il remplit les papiers à l’OVIR (le bureau chargé de ces dossiers), on le menaça de le renvoyer en Sibérie ! On conseilla même à ses fils (qui étudiaient à l’université) de se désolidariser de leur père.
Mon oncle était si bouleversé par cette expérience qu’il envoya un télégramme à ma mère en la suppliant de cesser ses démarches. Quand nous avons appris tout cela, nous avons été terriblement déçus.
C’est alors que je réalisai que je n’avais pas suivi à la lettre les directives du Rabbi : il m’avait conseillé de « viser le sommet » mais nous avions eu affaire à des personnalités subalternes !
Je contactai immédiatement à nouveau le bureau du Premier Ministre en sollicitant son intervention personnelle. On nous répondit que, bien que le premier Ministre ait reçu des centaines de lettres pour des cas similaires, il s’engageait à demander personnellement à Alexis Kossiguine, chef inflexible du Kremlin à cette époque et qui se trouvait justement au Canada, la libération de mon oncle et deux autres personnes.
Peu de temps après, mon oncle fut convoqué par les autorités. Il tremblait de peur, craignant le pire. Mais il en fut quitte pour une agréable surprise : l’officier le traita avec beaucoup de respect, lui offrit même du café et des cigarettes car il avait reçu des directives très strictes en ce sens depuis Moscou. Il lui signa un visa de sortie inconditionnel et lui confia que, jamais dans sa longue carrière à la tête de ce bureau, on avait ainsi annulé une de ses décisions. De fait, il était même intrigué : « Vous avez sûrement des relations haut placées ! » insinua-t-il.
Effectivement, peu après, mon oncle arriva au Canada avec sa femme et ses enfants. Bien entendu, la première chose qu’il demanda, ce fut d’aller voir le Rabbi à New York. Durant cette Ye’hidout, il demanda au Rabbi une bénédiction pour que le frère de sa femme puisse lui aussi émigrer avec sa famille. Le Rabbi sourit : « Ils sortiront mais grâce à de ‘plus petits miracles’ que vous ! ». Eux aussi reçurent un peu plus tard leurs permis de sortie et s’installèrent en Israël.
Mon oncle vécut jusqu’à la fin de ses jours au Canada et ses enfants se marièrent « selon la Loi de Moché et d’Israël ».
Quant à nous, nous avons été invités à Ottawa pour rencontrer le Premier Ministre. Quand Pierre Trudeau entra, je m’avançai vers lui et l’enlaçai pour le remercier : la photo de ce salut chaleureux fit la une du plus grand journal de Montréal de l’époque, le « Montreal Star » : le Premier Ministre embrassé par un rabbin ‘hassidique…
Le Rabbi affirmait toujours qu’un miracle arrive par des voies naturelles. Dans le cas d’un malade, il faut faire appel à un docteur. Dans notre cas aussi, le « sommet » avait été nécessaire. Le Premier Ministre Trudeau avait rempli ce rôle et ainsi avait contribué à la réalisation de la bénédiction du Rabbi.
Rav Efraïm Schmukler
aumônier au Geriatric Center de Montréal,
Canada - JEM
Traduit par Feiga Lubecki