Du temps et des hommes
Tout n’est jamais qu’une question de temps. Entreprendre une action, la mener à son terme, progresser, avancer vers un but déterminé, choisir de changer et réaliser son rêve : tout cela – et bien d’autres choses encore – ne dépend-il pas d’abord du temps que l’on y consacre ? Et que dire du temps lui-même ? Est-il une donnée qui nous est imposée de l’extérieur ou n’existe-t-il que parce que nous lui donnons consistance par nos choix, nos actes et surtout par la vision que nous en avons ? En ces époques déjà lointaines où l’automobile n’était pas accessible à tous et où l’avion n’était qu’un objet virtuel pour la plupart, nos ancêtres voyaient le déroulement du temps de façon beaucoup plus lente que dans notre génération de l’urgence généralisée. Etait-il donc vraiment plus lent à s’écouler ? Sinon qui s’illusionne, ceux qui ont vu sa lenteur ou ceux qui constatent sa rapidité ?
Et voici que nous comptons les jours entre les fêtes de Pessa’h et de Chavouot, de la sortie d’Egypte au don de la Torah. Cela s’appelle compter l’Omer et cela donne du sens au temps qui passe. De fait, prononcer ainsi une bénédiction, avec toute la force du rite et la référence absolue à D.ieu, c’est dire que le temps n’est pas seulement fait de notre vision. C’est dire qu’il possède une sorte de réalité objective et que notre rôle est de l’exprimer à son plus haut niveau. Plus que des acteurs du temps, nous en devenons à présent les artisans. Parce que nous comptons les jours, nous faisons que ces jours prennent corps. Plus encore, nous leur donnons une direction. Sortis d’exil, nous les orientons vers ce point culminant qu’est le don de la Torah au mont Sinaï. Peut-être sommes-nous alors sujets et maîtres du temps qui passe...
Cependant le temps grave sa marque sur la matérialité du monde. Tout chose vieillit tandis que des naissances nouvelles annoncent l’avenir. Dans ce contexte, compter le temps c’est aussi prendre conscience que chaque instant a sa vie propre et qu’il est donc sans prix. Chaque instant est un espace d’espoir et de construction. Chacun est à la fois interrogation et réponse. C’est aussi notre part. Ne pas l’abandonner à sa fugacité mais lui donner tout le poids du signifiant. Le temps ? Une affaire entre D.ieu et l’homme.
La grandeur de la génération
Le Talmud (Sanhédrin 38b) rapporte que Moïse vit le livre d’Adam le premier homme. Il y vit toutes les générations à venir, leurs enseignants et leurs sages et, entre autres, notre génération, celle des « talons de Machia’h ».
Il constata alors que ce serait une génération où la compréhension de la Divinité serait tombée à un degré très bas et où le service de D.ieu, par le cerveau et le cœur, ne serait plus authentique. Pourtant, l’accomplissement concret des Mitsvot ne cesserait pas. Au contraire, il serait soutenu par un don de soi total malgré les difficultés et les épreuves du temps.
Observant tout cela, Moïse fut pris d’une immense humilité. Il ressentit toute la grandeur des gens de cette génération et pensa qu’ils le dépassaient.
(D’après Likoutei Dibourim vol. 1 p. 220)
Chemini
Le huitième jour, suivant les sept jours de leur initiation, Aharon et ses fils commencent leur service de Cohanim (prêtres). Un feu jaillit du ciel pour consumer les offrandes et la Présence Divine vient résider dans le Sanctuaire.
Les fils aînés d’Aharon offrent un « feu étranger devant D.ieu, qu’Il ne leur avait pas commandé » et ils meurent devant D.ieu. Aharon reste silencieux devant sa tragédie.
Moché et Aharon sont, par la suite, en désaccord sur un point de la loi concernant les offrandes mais Moché reconnaît qu’Aharon a raison.
D.ieu ordonne les lois de la Cacherout, identifiant les espèces animales permises et celles qui sont interdites à la consommation. Les animaux mammifères ne peuvent être consommés que s’ils ont le sabot fendu et ruminent. Les poissons doivent posséder des nageoires et des écailles. Une liste d’oiseaux non Cacher est établie ainsi qu’une liste d’insectes Cacher (quatre espèces de sauterelles).
Chemini comporte également certaines lois de pureté rituelle, y compris celles qui évoquent la nature purificatrice du Mikvé (un bassin d’eau construit selon certaines règles précises) et d’une source d’eau. C’est ainsi que le peuple est enjoint de « faire la distinction entre l’impur et le pur ».
Ce Chabbat, nous bénissons le mois qui vient. Il fait donc le lien entre le mois de Nissan et le mois d’Iyar. Ces deux mois possèdent une relation intrinsèque. Chacun se concentre sur une fête. Nissan contient la fête de Pessa’h et Iyar, celle de Pessa’h Chéni. [« Pessa’h Chéni » signifie le « second Pessa’h ». C’est une fête qui fut instituée pour permettre à ceux qui n’avaient pu célébrer Pessa’h, au moment adéquat, de compenser cette omission.] Les deux fêtes indiquent qu’il existe une connexion entre les deux mois.
Nissan et Iyar commémorent deux étapes dans la genèse de l’histoire du Peuple juif. Nissan fut un mois de miracles (en fait, le mot hébreu pour miracle, « Ness », partage avec Nissan certaines de ses lettres). C’est au cours de ce mois que les Juifs furent délivrés d’Égypte. Iyar fut le premier mois entier que les Juifs purent vivre en hommes libres. Ils étaient guidés par D.ieu dans le désert et Il pourvoyait à tous leurs besoins.
Ces deux étapes peuvent être comparées aux deux éléments de base dans le service de D.ieu, comme ils sont décrits dans les Psaumes : « Détourne-toi du mal et fais le bien. » La Torah reconnaît également ces deux mouvements dans sa classification des commandements en deux catégories : les commandements positifs et les commandements négatifs.
Ces deux types de service évoquent une question essentielle par rapport à notre observance de la Torah. Comment garantir de pouvoir nous éloigner du mal ? Le monde recouvre et cache sa nature divine. Mais ce qui est encore plus grave est que ce voile d’obscurité est puissant et difficile à pénétrer. L’observance de la Torah doit être constante, se produire partout et toujours. Comment accomplir un tel service ?
Cette question trouve sa réponse dans le mois de Nissan. L’Égypte lança le plus grand défi à la Torah. En effet, c’était la société la plus décadente de son temps. Les Juifs y avaient vécu pendant plus de deux cents ans et faisaient partie intégrante de la société égyptienne de cette époque. Plus encore, ils étaient esclaves et sous l’influence et le contrôle directs des Égyptiens. Et pourtant, ils furent capables de quitter l’Égypte, d’échapper à leur esclavage.
Le mois de Nissan transmet cette leçon à chaque Juif, à chaque époque. Il lui enseigne que quand bien même un regard objectif sur sa situation interdit toute image encourageante, quand il ne voit aucune chance ou aucune possibilité d’exprimer complètement son Judaïsme, il doit prendre conscience que sa nature profonde n’est retenue par aucune limite. Il a le potentiel de faire survenir des miracles. Telle est la leçon de l’Exode d’Égypte. Et c’est parce qu’elle est toujours d’actualité que nous avons le commandement de le rappeler dans notre liturgie quotidienne.
Mais cela va encore plus loin. Le potentiel du Juif de s’élever au-dessus des limites de la nature n’est pas un événement unique dans notre histoire. Il concerne notre approche quotidienne de la vie. Dans le monde des affaires, par exemple, la société environnante maintient que la seule manière de réussir professionnellement est de travailler pendant une semaine de sept jours. Mais le Juif ne peut obtenir le réel succès qu’en se reposant et en ne travaillant pas le septième jour.
Dans l’autre direction, celle du service qui consiste à « faire le bien », c’est le mois d’Iyar qui est source d’enseignements. Dans un certain sens, il est plus difficile de faire le bien que de se détourner du mal. Car pour éviter de mal agir, il s’agit simplement de résister aux tentations et de ne pas reproduire une action négative. Mais pour faire le bien, il nous faut utiliser quelque chose qui appartient au monde environnant, « l’or et l’argent de l’Égypte », et de s’en servir pour accomplir une Mitsva. Telle est la leçon du mois d’Iyar.
En Iyar, nous retrouvons le Peuple juif dans un désert, un lieu désolé, rempli de « serpents et de scorpions. » Ils n’ont emporté d’Égypte aucune provision. C’est le désert lui-même qui pourvoit à tous leurs besoins. Et c’est là-même qu’ils accomplissent la mission divine d’élever le monde.
Le fait que Nissan précède Iyar est significatif. Bien que le but ultime de la Rédemption soit d’apporter un changement dans le monde, (le résultat de l’approche qui préconise de « faire le bien »), le service de « se détourner du mal » doit nécessairement le précéder.
Les leçons de ces deux mois doivent être combinées et continuer à nous influencer tout au long de l’année qui vient. Nous aurons alors une année de miracles incluant le miracle ultime, la délivrance complète et totale.
Qu’est-ce que le compte du Omer ?
C’est une Mitsva de la Torah de compter les quarante-neuf jours de l’Omer à partir du second soir de Pessa’h (dimanche soir 28 mars 2021) jusqu’à la veille de Chavouot (dimanche soir 16 mai 2021 inclus). Si on n’a pas compté de suite après la prière du soir (Arvit), on peut encore compter durant la nuit jusqu’à l’aube. Si on ne s’en souvient que pendant la journée, on peut compter, mais sans réciter la bénédiction. Et le soir suivant, on continue de compter avec la bénédiction. Si on a oublié toute une journée, on devra dorénavant compter chaque soir sans la bénédiction.
Quelles sont les lois de cette période du Omer ?
Hommes et femmes ont l’habitude de ne pas entreprendre de « travaux » (tels que ceux interdits à ‘Hol Hamoed) depuis le coucher du soleil jusqu’à ce qu’ils aient compté le Omer.
On ne célèbre pas de mariage et on ne se coupe pas les cheveux, en souvenir de l’épidémie qui décima les 24.000 élèves de Rabbi Akiva à cette époque du Omer. Les Séfaradimes respectent ces lois de deuil jusqu’au 19 Iyar (samedi 1er mai 2021) ; les Achkenazim depuis le 1er Iyar (mercredi 13 avril 2021) jusqu’au 3 Sivan au matin (vendredi 14 mai 2021) à part la journée de Lag Baomer (vendredi 30 avril 2021).
La coutume du Ari Zal, suivie par la communauté ‘Habad, veut qu’on ne prononce pas la bénédiction de Chéhé’héyanou (sur un fruit nouveau par exemple) durant toute la période du Omer et qu’on ne se coupe pas les cheveux jusqu’à la veille de Chavouot (cette année dimanche matin 16 mai 2021).
Un garçon qui aura trois ans après Pessa’h, fêtera sa première coupe de cheveux à Lag Baomer (vendredi 30 avril 2021) et celui qui aura trois ans après Lag Baomer la fêtera la veille de Chavouot (dimanche 16 mai 2021).
Il n’y aucune restriction sur les promenades ou les séances de piscine et les baignades.
Le dernier descendant en Delaware
Une année, alors que je donnais un cours de préparation à la fête de Roch Hachana dans le Beth ‘Habad de notre ville de Wilmington (Delaware), je mentionnai que cette fête est aussi appelée « Yom Hazikarone », le Jour du Souvenir. En ce jour, D.ieu se souvient, si on peut ainsi s’exprimer, de toute Sa création et nul n’est oublié.
Un des participants se leva alors, c’était un Israélien, et il demanda : « Qu’en est-il de ceux que tout le monde a oublié, dont personne ne perpétue le souvenir, de ceux qui ont quitté ce monde sans avoir fondé de famille et qui n’ont laissé aucun descendant sur cette terre ? ».
Il ajouta que son père était un éducateur à Jérusalem et s’occupait de perpétuer le souvenir des soldats tombés pour la défense d’Israël et dont les propres parents avaient été exterminés durant la Shoah : ces jeunes gens étaient tombés pendant la Guerre d’Indépendance (en 1948) et certains d’entre eux étaient ce qu’on appelle « le dernier descendant ». (Une allée spéciale leur est réservée dans le cimetière militaire du Mont Herzl à Jérusalem).
Bien entendu, j’ai répondu que, sans aucun doute, le souvenir de ces soldats était certainement continuellement rappelé auprès de D.ieu car leur sacrifice pour la sanctification du Nom de D.ieu était immense.
Il continua et demanda que, la prochaine fois qu’on procéderait à la prière de Yizkor – c’est-à-dire à Yom Kippour – qu’on mentionne les noms au moins de quelques-uns d’entre eux : ainsi il y aurait une certaine continuité à l’initiative à laquelle son père s’était tellement consacré.
Effectivement, à Yom Kippour, à la fin de mon discours, alors que toute la congrégation se préparait avec émotion pour le Yizkor, j’ai annoncé que, cette année, nous avions entrepris de rappeler le souvenir de ces « derniers descendants » qui étaient tombés lors de la Guerre d’Indépendance d’Israël.
Je me suis approché de l’estrade avec une liste que m’avait transmise le fidèle en question : elle comportait six noms choisis un peu au hasard dans la trop longue liste des sacrifiés de cette guerre. Je la tendis au ‘Hazane, M. Goren. Quand M. Goren prit le papier, il devint pâle, livide même. Il tenait le Séfer Torah et allait entamer le Yizkor mais, terrassé par l’émotion, il ne pouvait pas sortir un mot de sa bouche. De nombreuses minutes se sont écoulées avant qu’il ne puisse s’exclamer : « C’est incroyable, incroyable ! ». Ce n’est qu’après un long moment qu’il put chanter de sa voix forte et triste les mots de la prière.
Plus tard, je lui demandai d’expliquer ce qui s’était passé et voici ce qu’il me raconta : « Mon père, de mémoire bénie, est tombé à la guerre des Six Jours en juin 1967 alors que j’avais douze ans. Comme je suis devenu orphelin si jeune, je n’ai malheureusement pas eu le temps d’apprendre beaucoup d’éléments de son histoire. Mais il y a un récit dont je me souviens très bien : mon père nous racontait qu’il avait combattu pendant la Guerre d’Indépendance à côté d’un soldat qui s’appelait Hanan Gruber dont les parents avaient péri dans la Shoah en Pologne. Lui-même avait survécu, était monté en Eretz Israël et avait combattu pour l’indépendance de ce jeune état mais avait été mortellement blessé. Avant que son âme ne le quitte, Hanan avait murmuré à mon père : « Qui se souviendra de moi ? ».
Depuis – et jusqu’à son dernier jour – mon père rappelait le souvenir de Hanan à chaque occasion.
Et voici que moi, plus de soixante-dix ans après le décès de Hanan et plus de cinquante ans après le décès de mon père et justement ici, dans ce petit Beth ‘Habad de ce petit état du Delaware, deux semaines après le cours du Rav comme quoi Roch Hachana est le « Jour du Souvenir », on m’apporte une liste des « derniers descendants » ! Et quel était le premier nom de cette liste ? Hanan Gruber ! ».
En cet instant dramatique, celui qui avait été à l’origine de cette initiative n’était justement pas présent dans la synagogue mais, depuis, frappé par cette extraordinaire manifestation de la Providence Divine, il est devenu un de nos plus fidèles participants.
Rav El’hanan Vogel
Wilmington (Kfar Chabad N° 1883)
Traduit par Feiga Lubecki