Quand le voile s’écarte
Le Talmud rapporte une phrase d’un des grands sages du temps, Rav Yossef, qui sonne comme un cri du cœur : « S’il n’y avait pas ce jour, combien de Yossef y a-t-il au marché ! » Ce jour : Chavouot, le Don de la Torah. Nous le vivons et en ressentons, avec Rav Yossef, l’urgence impérieuse. De fait, le bruit du « marché », le tumulte de la société, sa course sans fin entreprennent d’étouffer la voix de l’âme, le murmure de la sagesse. Notre temps, du reste, a su démultiplier le fracas des médias, comme un tam-tam sans retenue qui emplit l’atmosphère. Il faut donc un bien grand bruit, ou bien profond, pour percer un tel voile d’oubli. Chavouot est donc là. Don de la Torah, révélation Divine, apparition d’une Loi fondatrice, socle de la civilisation, il est d’abord ce jour qui parle au travers des âges et qui donne ainsi un sens aux choses.
Car qu’est-ce que l’homme sans cette volonté d’avancer, sans cet objectif qu’il se fixe comme une ligne d’horizon, toujours plus près et toujours plus loin à la fois ? Un des plus hauts titres de noblesse, en hébreu, dont l’être humain peut s’enorgueillir est celui de « Méhalè’h – qui avance ». C’est dire que sa vision doit toujours porter plus loin que l’immédiateté. Pour assumer son rang, il doit constamment regarder plus loin, écartant tout ce qui interfère avec ce projet essentiel. Qu’il obtienne l’approbation sociale ou non devient alors une question de peu d’importance. Ce qui compte, c’est qu’il sait ne pas laisser son attention être détournée de ce qui est essentiel, aussi puissant ou séduisant soit le vacarme ambiant.
Chavouot est ce moment privilégié où, Don de la Torah oblige, tout fait silence autour de nous. Réunis dans nos synagogues, hommes, femmes et enfants, nous écoutons la lecture des Dix Commandements. Et celle-ci retentit comme au premier jour, en cette aube du monde où D.ieu parle et donne une Loi avec la force de la mettre en œuvre. La ligne d’avenir est ainsi tracée. Elle nous conduit bien plus haut et bien plus loin qu’on l’imagine. Ecouter les Dix Commandements à la synagogue pour Chavouot, c’est déjà entrer dans ce voyage dont nous savons qu’il est aussi bien le nôtre que celui du bonheur.
Ceux qui y goûtent mériteront la vie
Il est écrit dans les textes de Rabbi Its’hak Louria que, la veille du Chabbat, il faut goûter aux plats qu’on consommera en ce jour.
Nous nous trouvons, au plan universel, à la veille du Chabbat dans l’après-midi, au seuil de la Délivrance. Nous devons donc déjà «goûter» au sens profond de la Torah qui sera révélé au temps de Machia’h.
A propos de cette révélation, il est écrit dans le Cantique des cantiques (1:2) : « Embrasse-moi des baisers de ta bouche. » Et Rachi commente : « Nous avons l’assurance de D.ieu qu’Il nous apparaîtra de nouveau pour nous expliquer la raison profonde et cachée des choses. »
(D’après Likoutei Si’hot vol.2 p. 475)
Bamidbar Chavouot
Plus qu’une coïncidence
Le 6 Sivan, la date du Don de la Torah, est associée à deux autres faits marquants de l’histoire juive : la mort du Roi David et celle du Baal Chem Tov, fondateur du mouvement ‘hassidique.
S’intéressant à la disparition d’un Tsaddik (Juste), Rabbi Chnéor Zalman écrit : « tous les efforts de l’homme dans lesquels son âme a œuvré au cours de sa vie… se révèlent et irradient… au moment de sa disparition, et… apportent la délivrance au sein de la terre. »
Il est donc clair que le départ de ce monde de ces deux luminaires à la date du Don de la Torah indique que l’œuvre de leur vie est liée à cet événement. Car tous deux, le roi David tout comme le Baal Chem Tov, participèrent à donner de l’ampleur au contenu du Don de la Torah.
Faire un pont
La révélation sinaïtique marque un tournant dans l’histoire spirituelle du monde. Avant le Don de la Torah, la substance matérielle du monde et la réalité spirituelle n’avaient aucune possibilité d’union. Mais avec cet événement, D.ieu « annula le décret originel et dit : ‘Que les royaumes inférieurs s’élèvent vers les royaumes supérieurs et les royaumes supérieurs descendront vers ceux qui sont en bas. Et Je prendrai l’initiative.’ Comme il est écrit : ‘Et D.ieu descendit sur le Mont Sinaï’ et ‘à Moché Il dit : monte vers D.ieu.’ »
Ce processus implique deux étapes. Tout d’abord « D.ieu descendit » : la manifestation de D.ieu dans ce monde. Cette étape atteignit son expression complète avec le Don de la Torah et la Présence Divine dans le Sanctuaire.
Ensuite, « monte vers D.ieu » : le raffinement de l’homme et de son environnement et la transformation de l’homme et de son monde en réceptacles pour la Divinité. Ce mouvement commença avec l’ascension de Moché sur le Mont Sinaï et n’a jamais cessé depuis.
Les accomplissements de David
Ce processus de raffinement parvint à un sommet, à l’époque du Roi David, et se traduisit en deux réalisations significatives. La première fut la consolidation de la royauté. Bien que Chaoul eût fait office de roi d’Israël avant David, sa souveraineté n’avait pas été acceptée par toutes les tribus. De plus, « une fois que David fut oint, il acquit la couronne royale. Depuis lors, la royauté lui appartient, à lui et à ses descendants, à tout jamais. » Ce ne fut pas le cas de Chaoul.
Le second accomplissement de David fut la construction du Beth Hamikdach. Car c’est David qui en prépara les plans et les matériaux. En fait, le Midrach se réfère au Beth Hamikdach comme à « la Maison de David ».
Hommage au roi et au Roi des rois
L’établissement de la royauté est lié au projet d’Israël de faire de ce monde un réceptacle pour la Divinité.
Les relations, comme celles unissant un maître et son élève ou deux amis, sont dépendantes de la communication et du partage. Plus encore, étant donné qu’elles se confinent dans les domaines où il peut effectivement être question de partage, elles restent limitées dans leur portée. Par contre, la relation entre un roi et ses sujets est totalement inclusive puisque l’existence-même des sujets dépend complètement du roi.
La royauté terrestre prend sa source dans notre relation avec le Roi des rois. L’annulation de l’ego devant un roi mortel doit imprégner le Kabbalat Ol, « l’acceptation du joug Divin », dans chaque dimension de son service divin, approfondissant l’intensité de son engagement jusqu’à ce qu’il affecte son essence elle-même.
Un engagement pour la Torah qui jaillit de notre moi
L’effet de la royauté sur notre service divin fait écho au sujet dont on a parlé : « Et Moché monta. » L’engagement appuyé sur le Kabalat Ol, l’acceptation du royaume Divin, émerge de l’homme lui-même car, dans l’idéal, ce sont les sujets qui réclament la royauté. A l’inverse, l’autre aspect : « Et D.ieu descendit », la révélation de la Torah qui vient d’En Haut, introduit une dimension nouvelle et extérieure au cadre de référence de l’homme : nous servons D.ieu parce qu’Il nous a commandé de le faire.
L’achèvement du processus
Le but ultime de la création est une fusion des deux approches : à la fois une révélation de la Divinité qui vient d’En haut et une transformation de l’homme et de son environnement en réceptacles pour la Divinité. Cet idéal se réalisera lors de la Délivrance : nous assisterons à des révélations transcendantes de la Divinité mais dans un monde qui aura été raffiné.
C’est là que réside le lien entre Chavouot et le Baal Chem Tov. Dans une célèbre lettre, le Baal Chem Tov décrit l’élévation de son âme dans la résidence céleste du Machia’h. « Maître », demande-t-il, « quand viendras-tu ? » Et le Machia’h de répliquer : « Quand les sources de tes enseignements jailliront à l’extérieur ! »
Puisque D.ieu récompense l’homme « mesure pour mesure », nous pouvons comprendre que la diffusion des enseignements du Baal Chem Tov précipitera la venue du Machia’h parce qu’ils en représentent un avant-goût, en révélant comment chaque dimension de notre existence terrestre est imprégnée de Divinité.
La venue du Machia’h n’est pas seulement liée au Baal Chem Tov mais également au Don de la Torah et au Roi David. Le Don de la Torah est décrit comme comparable au temps de la Délivrance. Et de Moché Rabbénou, celui qui nous donna la Loi, il est dit : « Il fut le premier libérateur et il sera le libérateur final. »
Le lien entre la Délivrance et le Roi David apparaît dans le fait que le Machia’h sera l’un de ses descendants. En fait, le Machia’h est identifié au Roi David au point que nous prions pour sa venue dans ces termes : « Rapidement fais que la pousse de David fleurisse. »
Que cette prière quotidienne s’accomplisse dans l’avenir immédiat et que nous assistions à la réalisation ultime du dessein de D.ieu en donnant la Torah à l’homme, avec la venue de la Délivrance.
Que fait-on à Chavouot ?
On a coutume de se couper les cheveux la veille de Chavouot, donc cette année le vendredi 7 juin 2019.
Vendredi 7 juin, veille de Chabbat Bamidbar, après avoir mis quelques pièces à la Tsedaka, on allumera avant 21h32 (heure de Paris) – en plus des bougies normales de Chabbat – une bougie de 48 (ou mieux de 72) heures pour pouvoir allumer les bougies des deux soirs de Chavouot.
Samedi soir 8 juin (à Paris après 22h57) et dimanche soir 9 juin (à Paris après 22h53 ), les femmes allumeront les deux bougies de la fête (les jeunes filles et les petites filles allumeront une bougie), en récitant les bénédictions suivantes :
1) « Barou’h Ata Ado-naï Elo-hénou Mélè’h Haolam Achère Kidéchanou Bémitsvotav Vetsivanou Lehadlik Nèr Chèl Yom Tov » .
2) « Barou’h Ata Ado-naï Elo-hénou Mélè’h Haolam Chéhé’héyanou Vekiyemanou Vehigianou Lizmane Hazé ».
Il est de coutume d’étudier le "Tikoun de Chavouot" toute la première nuit de la fête, donc la nuit du samedi 8 au dimanche 9 juin.
Tous, hommes, femmes et enfants, même les nourrissons, se rendront à la synagogue dimanche matin 9 juin pour écouter la lecture des Dix Commandements. On marque ainsi l’unité du peuple juif autour de la Torah et on renouvelle l’engagement d’observer ses préceptes.
Dimanche midi, après le Kidouch, on a l’habitude de prendre un repas lacté avant le repas de viande.
Lundi 10 juin, on récite, pendant l’office du matin, la prière de Yizkor en souvenir des parents disparus : on donnera de l’argent à la Tsedaka pour leur mérite après la fête.
La fête se termine lundi soir 10 juin après 22h59 (heure de Paris) avec la prière de la Havdala (uniquement les bénédictions "Boré Peri Haguéfen" et "Hamavdil").
Rappelons qu’on ne récite pas la prière de Tahanoun (supplications) depuis Min'ha (lundi 3 juin) de la veille de Roch Hodech Sivan jusqu’au Chabbat 12 Sivan (15 juin).
L’ennemi venu d’Irak
Alors qu’en 1941 la seconde Guerre Mondiale faisait rage en Europe, l’armée allemande envahissait aussi l’Afrique du nord et même le Moyen-Orient. Les premières victimes en terres conquises étaient évidemment les Juifs et peu importait leur situation financière ou leur degré de pratique religieuse.
Au début du mois de Sivan, donc quelques jours avant la fête de Chavouot, un coup d’état militaire secoua l’Irak. Le général Rachid-Ali s’était allié au commandement nazi pour réaliser ce putsch et bénéficiait de son appui pour mener à bien toutes les opérations qui garantiraient la stabilité de son pouvoir.
Le roi et sa cour parvinrent à fuir les rebelles. Mais les Juifs locaux n’avaient aucun moyen de s’enfuir et une angoisse bien réelle les saisit car ils savaient que leur sort serait aussi amer que celui des Juifs d’Europe.
Les événements s’enchaînèrent rapidement : dès son succès assuré, Rachid-Ali ordonna de s’emparer de tous les biens des Juifs, d’en emprisonner les notables pour les envoyer dans des camps semblables à ceux de Pologne. Les Juifs de Bagdad, la capitale, devaient être les premières victimes et, dès la première nuit, certains d’entre eux furent exécutés sans aucune forme de jugement.
Au Kurdistan, la communauté juive était dirigée par Rav Noa’h Its’hak ben Eliahou, un Kabbaliste réputé pour son érudition et sa sainteté. En entendant ce qui se passait dans la capitale, il proclama un jour de jeûne et de prière en demandant à tous les membres de la communauté de se rassembler dans la grande synagogue. Jeunes et vieux, hommes et femmes obéirent à ses directives : le cœur brisé, chacun priait en ressentant une profonde amertume pour leurs frères massacrés à Bagdad, Kirkouk et Bassora. Les hordes de Rachid-Ali se déchaînaient contre une population paisible et sans défense : les prières et les cris n’en étaient que plus intenses dans la synagogue.
Au soir, après la rupture du jeûne, tous les Juifs de la ville rentrèrent chez eux, toujours angoissés et attendant fiévreusement le miracle.
Puis les notables de la ville, confiants dans la sainteté de leur rabbin, se réunirent dans la maison de Rav Noa’h Its’hak en le suppliant d’agir pour l’annulation de tous les mauvais décrets : « Pensez-vous que je n’agis pas de mon mieux ? » s’étonna le Kabbaliste. « Continuez de prier et d’agiter tous les mondes spirituels par vos supplications durant la nuit ; quant à moi, je me conduirai selon les messages que je recevrai du Créateur ».
Ils retournèrent donc à la synagogue pour continuer prières et mortifications. Rav Noa’h Its’hak s’enferma dans sa chambre et continua lui aussi de prier jusqu’à minuit. Ensuite, il se prépara pour un sommeil très spécial : d’abord il partit se tremper au Mikvé (bain rituel) puis procéda à la lecture de nombreux versets soigneusement sélectionnés, ce qu’on appelle dans le langage de la Kabbala : « demande de rêve ». Il demanda à savoir quel serait le sort de Rachid-Ali.
A l’aube, Rav Noa’h Its’hak se réveilla alors que dansaient devant ses yeux les lettres du verset : « Encore un peu et il n’y a plus de méchant ; tu chercheras sa place et il ne sera plus là » (Tehilim – Psaumes 37 : 10). C’était un message encourageant et plein d’espoir mais Rav Noa’h Its’hak souhaitait en savoir davantage. Il resta enfermé dans sa chambre toute la matinée en essayant de comprendre le sens caché de ce verset.
Quand il sortit de sa chambre, on put distinguer comme un sourire sur son visage et il expliqua à ses proches : le mot « Racha » (méchant) est formé des premières lettres du nom de RaChid-Ali. Cependant, il désirait comprendre entièrement le verset : après la prière du matin, il s’enferma à nouveau dans sa chambre durant de longues heures d’intense concentration.
A l’approche de la prière de Min’ha, il sortit enfin de sa chambre, le visage brillant d’une joie à la mesure de son anxiété passée : « Je crois que j’ai compris la réponse de D.ieu ! » s’écria-t-il. « Le mot "Méat" qui signifie "un peu", c’est une allusion au chiffre 49. En effet la première et dernière lettre du mot en hébreu forment un total de 49 et la lettre du milieu "Aïn" fait allusion à la première lettre du mot "Omer". Donc après les 49 jours de l’Omer, après la fête de Chavouot, le décret sera annulé ».
Effectivement, les Juifs d’Irak et du Kurdistan connurent encore quelques jours d’angoisse mais, dès le lendemain de la fête de Chavouot, les soldats britanniques prirent le contrôle de la région et se débarrassèrent des rebelles. Rachid-Ali lui-même s’enfuit dans la Perse voisine.
Maintenant, les Juifs du Kurdistan comprirent le verset et la vision du Rav qui s’étaient réalisés sous leurs yeux : le décret du terrible ennemi des Juifs, Rachid-Ali, s’était annulé après les 49 jours de l’Omer et lui-même avait complètement disparu : « Tu chercheras sa place et il ne sera plus là ».
Pour les Juifs d’Irak et du Kurdistan, comme à Pourim des siècles auparavant, « il y eut lumière, joie et allégresse ».
Noa’h Achèr, fils de Rav Noa’h Its’hak – Haïfa
Sichat Hachavoua N° 533
Traduit par Feiga Lubecki