Semaine 2

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Editorial
Au-delà de l’instant

Le présent de nos sociétés semble une donnée d’une valeur particulière. C’est ainsi que, bien souvent, notre monde vit essentiellement dans l’instant comme si sa vie devait se résumer au moment qui passe. Peut-être est-ce ce qu’il est convenu d’appeler le progrès qui est la cause de cette vision des choses ? Toujours en mouvement, il ne laisse de place qu ‘au plus fugace. Il invite ainsi à oublier le passé et à n’envisager l’avenir que comme une extension du présent ou avec un regard qui tient plus du rêve désincarné que de la réflexion solide. Pourtant, que serait la civilisation sans mémoire ?
Bien souvent, le passé n’est rien qu’une sorte de présent solidifié, conservé parce que le recul du temps a démontré sa valeur et sa nécessité, faisant que, parallèlement, s’oublient les évènements qui ne dépassaient pas leur propre portée. C’est en effet comme un dialogue entre le passé et le présent qui constamment s’établit afin de créer un avenir que l’action de l’homme façonne dans le cadre d’un plus grand projet. C’est ainsi qu’une forme d’unité est réalisée dans la création car, ne l’oublions pas, le temps n’est jamais qu’une des dimensions de l’univers créé par D.ieu.
Il est clair qu’il ne s’agit pas ici de faire l’éloge d’une vie sclérosée dans un culte du passé dépourvu de sens. Cependant, le peuple juif sait bien que, sans mémoire, aucune vision n’est possible car l’homme n’est pas un être éphémère, disparaissant sitôt que créé et à qui, de ce fait, l’expérience et le souvenir sont des notions étrangères. Peut-être est-ce justement cela qui fonde la civilisation ; la capacité de contempler les choses avec un regard capable de voir loin en arrière et encore plus en avant ? Ne sommes-nous pas tous dépositaire d’un héritage éternel que nous avons la responsabilité de transmettre à notre tour pour en préserver la pérennité et avec lequel nous créons notre avenir et celui de tous les hommes ? N’est-ce pas là la mission même du peuple juif ? La civilisation est aussi fragile que la mémoire. Les hommes ont été capables de la perdre à plusieurs reprises. Le peuple juif en connaît le guide. D.ieu le lui révéla dans Sa Torah.
Etincelles de Machiah
La lumière et le réceptacle

La Lumière Divine peut se révéler dans ce monde de deux manières différentes :
1)En descendant ici-bas : dans ce cas, bien que le monde ne soit pas transformé et raffiné en accord avec la révélation en question, la Lumière Divine y apparaît cependant ;
2)Par l’élévation du monde : dans ce cas, le monde est suffisamment raffiné pour devenir un digne réceptacle de la lumière.
En manière d’analogie, si un homme se tient sur une colline et un autre dans la vallée, ils peuvent se rejoindre soit par la descente de l’un, soit par l’ascension de l’autre.
Lorsque le Machia’h viendra, les deux mouvements se matérialiseront simultanément.
(D’après Likouteï Torah, Reéh, p.264)
Vivre avec la Paracha
BO

La communauté
Et D.ieu parla à Moïse et à Aaron, en terre d’Egypte, en ces termes:
".…Parlez à toute la congrégation d’Israël… et ils prendront pour eux-mêmes, chaque homme, un agneau par famille, un agneau par maison… Et vous le garderez à l’abri jusqu’au quatorzième jour de ce mois; et toute la communauté de la congrégation d’Israël en fera l’abattage vers le soir… Et ils mangeront la viande cette nuit-là, rôtie dans le feu, avec des Matsot et des herbes amères… " (Exode 12 : 1-8)

L’homme est une créature solitaire. Aucun habitant du monde de D.ieu n’arbore un sens de l’individualité aussi prononcé et déterminé que celui que cultive l’être humain; aucune autre créature ne se perçoit elle-même comme aussi distincte et séparée de son prochain qu’il ne le fait.
Et pourtant, il est aussi la plus sociable des créatures, tissant des liens inextricables de relations familiales et communautaires dans sa quête pour être reconnu et accepté par les autres. Jamais content d’être simplement lui-même, il se regroupe selon la profession, la nationalité ou d’autres critères qui lui fourniront une définition de lui-même transcendant sa personne.
S’il est conscient d’une contradiction entre son identité personnelle et son identité communautaire, cela ne diminue en rien son besoin et son aspiration aux deux. Car tout en étant convaincu qu’il est ce qu’il fait de lui-même, il sait aussi que seul, il est moins que ce qu’il est et que ce qu’il peut être. Selon les mots du grand Sage Hillel: “si je ne suis pas pour moi-même, qui est pour moi? Et si je ne suis que pour moi-même, que suis-je?”.

L’offrande de Pessa’h
Nous sommes confrontés au paradoxe d’Hillel, chaque jour, dans de nombreux aspects. Dans la propre vie d’Hillel, il prit la forme d’une question législative de Torah qui servit dans son ascension à la tête de son peuple: l’offrande de Pessa’h devait-elle être apportée quand le 14 Nissan tombait le Chabbat?
A l’époque du Temple de Jérusalem, le principal véhicule du service de l’homme pour son créateur étaient les Korbanot (offrandes animales et végétales) offertes sur l’Autel à D.ieu. Les Korbanot appartenaient principalement dans deux catégories:
1. les offrandes individuelles (Korbanot Ya’hid) apportées par des particuliers, comme don, pour remercier D.ieu de Sa générosité pour une miséricorde personnelle, ou pour réparer une transgression.
2. Les offrandes communes (Korbanot Tsibour) telles que celles qui étaient apportées matin et après-midi par le Peuple Juif comme entité et qui provenaient d’un fonds auquel tout un chacun contribuait annuellement par le don d’un demi-Chékel.
Alors que la plupart des offrandes appartiennent entièrement à une catégorie ou à l’autre, l’offrande de Pessa’h dans les deux à la fois. D’un côté, elle possède certains traits (comme le fait qu’elle soit achetée avec des fonds personnels et mangée par ceux qui l’ont apportée) qui la définirait comme une offrande individuelle; mais par ailleurs, certains de ses aspects sont caractéristiques des offrandes communes (ainsi le fait qu'elle fût apportée en masse par “l’entière communauté de la congrégation d’Israël”).
Quand le 14 Nissan, le jour où l’on apportait le Korban Pessa’h, tombait un Chabbat, la question de sa catégorie devenait cruciale. En effet, la loi de la Torah interdit d’apporter des sacrifices personnels le Chabbat mais permet et même impose les offrandes communes. L’offrande de Pessa’h devait-elle donc être considérée comme une offrande individuelle que l’on ne pouvait apporter le Chabbat ou comme une offrande commune dont l’obligation avait la préséance sur l’interdiction de travailler le Chabbat?
Le Talmud relate qu’une année, alors que le 14 Nissan tombait Chabbat, les chefs du Sanhédrin (la plus haute cour législative de la Torah) ne purent résoudre la question. Hillel, un érudit nouvellement arrivé de Babylonie en Terre Sainte, démontra que l’aspect communautaire est l’élément dominant de l’offrande de Pessa’h signifiant par là qu’elle devait être apportée même quand le moment coïncidait avec Chabbat.
En reconnaissance de son érudition supérieure, les chefs du Sanhédrin démissionnèrent et placèrent Hillel à leur tête.

Yichayahou et Yirmyahou
Faisant écho à la description de Moïse de l’Exode comme un temps où “D.ieu prit une nation du sein d’une nation”, le prophète Yé’hezkiel décrit l’événement comme la “naissance” du Peuple Juif. Avant l’Exode, les Juifs partageaient un héritage ancestral commun, une culture, mais ils ne constituaient pas une nation; en ce premier Pessa’h, la nation “Israël” naquit.
Ainsi, Pessa’h peut être vu comme représentant la prééminence du communautaire sur l’individuel, le point où de nombreuses personnalités s’unissent en une mission et une identité communes. En réalité, comme le montra Hillel, dans l’offrande de Pessa’h, c’est l’élément communautaire qui domine et détermine le statut hala’hique du Korban.
Dans ce cas, pourquoi cette offrande n’est-elle pas exclusivement communautaire comme les autres? Pourquoi est-ce un mélange de l’individuel et du communautaire, dans lequel les deux éléments trouvent leur expression et leur suprématie? Parce que le dessein de confondre les nombreuses individualités en un seul peuple ne constitue pas l’oblitération de l’individualité, mais l’inclusion de la personnalité distincte de chaque membre, dans un tout commun. La communauté n’est pas seulement le véhicule de la transcendance des limites de l’individualité et l’accomplissement d’un but impossible par des individus encombrés de leur ego; c’est aussi le cadre dans lequel chacun peut développer au maximum et réaliser sa supériorité personnelle.
Notre relation avec D.ieu inclut à la fois les “offrandes individuelles” qui représentent la dévotion de nos ressources personnelles à D.ieu et les “offrandes communes” qui expriment l’engagement de notre individualité à une mission commune. Mais l’offrande de Pessa’h, qui joua un rôle formateur dans notre naissance comme peuple, doit appartenir aux deux catégories.
En tant qu’offrande qui marque la naissance de la nation Israël, elle doit exprimer notre sens communautaire, comme Peuple de D.ieu; et c’est en réalité son thème dominant. Mais elle doit aussi exprimer la vérité que même si nous mettons de côté nos différences pour nous vouer à un but commun, nos forces individuelles et nos vulnérabilités continuent à nous définir comme des entités distinctes et uniques. Elle doit exprimer la vérité que le paradoxe de l’individualité et de la communauté est au cœur de qui et de ce que nous sommes et que la tension entre ces deux tendances est une composante nécessaire et désirable de notre relation avec D.ieu.
Même à la fin des jours, quand toute l’histoire humaine culminera dans l’âge divinement parfait et harmonieux de Machia’h, cette dualité continuera à définir notre identité. La Rédemption ultime sera une rédemption commune où, comme le décrit le prophète Yirmyahou, “une grande communauté retournera ici”; mais ce sera également la réalisation de la vision de Yichayahou d’un temps où “vous serez rassemblés un par un, Ô Enfants d’Israël”.

Basé sur des discours du Rabbi de Loubavitch
au cours du mois de Nissan 5737 (1977)
Le Coin de la Halacha
Comment perpétuer la mémoire d’un être cher ?

Le judaïsme prescrit plusieurs actions pour perpétuer la mémoire d’un parent disparu :
- Le (ou les) fils récite le Kaddich à chaque prière de la journée durant onze mois. S’il n’y a pas de fils ou que le fils ne peut pas réciter le Kaddich régulièrement, on demande à une autre personne de le faire, éventuellement contre rémunération. Dans le Kaddich, il n’y a aucune mention de la mort ou de la peine. C’est une sanctification du Nom de D.ieu, une façon de reconnaître que tout ce que fait D.ieu est pour le bien. Réciter le Kaddich rajoute aux mérites du défunt, le sauve des accusations et fait monter son âme de degré en degré jusqu’au Jardin d’Eden.
- Pendant l’année de deuil, on laisse en permanence une bougie allumée.
- On étudie (seul ou en se partageant l’étude) des Michnayot et, si possible, tout le Talmud.
- On donnera généreusement la Tsédaka (charité) à la mémoire du disparu.
- On publiera ou on aidera à la publication et à la propagation de livres saints, on donnera des livres d’étude de la Torah à des bibliothèques, des synagogues et des écoles juives.
- Si possible, on fera écrire, ou on écrira, un rouleau de la Torah qu’on offrira à une synagogue dans laquelle il n’y en a pas encore. Quand on lira dans ce rouleau de la Torah, toutes les bénédictions et les Kaddichim récités seront considérés comme un mérite supplémentaire pour l’âme du défunt.

F. L. (d’après Rav Yossef Guinzbourg)
De Recit de la Semaine
UN SECRET BIEN GARDE

Il y a quelques années, j’étais installé dans un fauteuil d’un hôtel à Cracovie. Une femme polonaise âgée s’approcha de moi. Elle semblait troublée, inquiète.
“ A votre aspect, dit-elle, je vois que vous êtes un rabbin et je m’adresse à vous car j’ai besoin d’un conseil ”.
“ Je vous en prie, si je puis vous aider… ”
La femme s’assit en face de moi et me raconta son histoire.
“ Quand la seconde guerre mondiale éclata, j’étais une petite fille. Pour me sauver, mes parents me confièrent à une famille de prêtres chrétiens de la ville. Tout devint très difficile. Je ne revis plus jamais mes parents et ma famille d’adoption me considérait comme un élément étranger. Tout était prétexte pour me gronder et me mépriser.
“ Un jour, j’ai décidé de quitter cette maison. Au milieu de la nuit, je me suis levée et me suis enfuie à toutes jambes. J’ai couru et couru sous la pluie battante sans jamais me retourner. Au matin, je suis arrivée dans un village où personne ne me connaissait. J’ai caché mes origines juives et inventé une histoire abracadabrante pour justifier ma présence.
“ Je me suis si bien adaptée à la vie du village que j’ai vite trouvé un logis et un travail et les habitants me considéraient comme l’une des leurs. Petit à petit, j’en ai même oublié mes origines et ma famille.
“ Au bout de quelques années, je me suis mariée à un jeune Polonais qui m’avait toujours aidée. Il était très gentil et je suis heureuse avec lui. Nous avons trois garçons qui, par la suite, se sont mariés.
“ Il y a quelque temps, les médecins m’ont avertie que je développais une maladie grave et ne m’ont donné que quelques mois à vivre. J’ai donc commencé à me préparer à prendre congé de ce monde.
“ Voici qu’il y a quelques jours, ma mère m’est apparue en rêve, elle pleurait et me suppliait : “ Ma chère fille, tu as vécu presque toute ta vie comme une chrétienne, sans Chabbat, jours de fêtes, ou cacherout. Je t’en prie, fais tout pour qu’au moins tu sois enterrée comme une Juive dans un cimetière juif ! ”
“ Et maintenant, monsieur le Rabbin, aidez-moi. Comment pourrais-je faire de la peine à mon mari si dévoué et à mes enfants en leur dévoilant que toute ma vie je leur ai caché ma véritable identité ? Je suis malade et ne désire qu’une chose : terminer ma vie dans la paix et la sérénité et non dans la dispute avec les gens qui me sont le plus chers ! ”
Elle soupira comme si un grand poids venait de lui être enlevé rien que parce qu’elle avait partagé son inquiétude. Quant à moi, je réfléchis longtemps à sa triste histoire et je finis par lui conseiller ceci :
- “ Avez-vous une bonne amie ? ”
- “ Oui, bien sûr ”, répondit-elle.
- “ S’il en est ainsi, écrivez toute votre histoire ainsi que votre dernier souhait - d’être enterrée dans un cimetière juif - et confiez la lettre fermée à votre amie, avec comme consigne de ne la donner à votre mari qu’après votre décès. Je suis sûr, puisque c’est un brave homme, qu’il respectera votre dernière volonté ”.
Soulagée, la femme me remercia chaleureusement pour cette bonne idée. Je ne l’ai plus jamais revue.

* * *

Les années passèrent et j’eus de nouveau l’occasion de me rendre en Pologne. Cette fois je m’installais à Varsovie, la capitale. Un jour je hélai un taxi pour m’amener dans la ville de Biala. Le chauffeur semblait être un homme honnête. Nous avons traversé villes et villages et je ne pouvais m’empêcher de penser à toutes les communautés juives qui s’y étaient épanouies mais qui avaient été détruites de la manière la plus horrible.
Le chauffeur brisa le silence.
“ J’ai une histoire intéressante à vous raconter.
“ Il y a quelques années, ma mère est décédée d’une grave maladie. Alors que nous étions encore très peinés et que nous préparions ses obsèques, une des voisines a frappé à la porte. En pleurant, elle tendit à mon père une lettre que ma mère avait demandé de lui confier de suite après son décès.
“ Dans sa lettre, ma mère s’excusait d’avoir volontairement toujours caché sa véritable identité juive et demandait à être enterrée dans un cimetière juif. Nous étions stupéfaits. Mon père est devenu pâle comme un linge et ses yeux regardaient le vide. Puis il se mit à pleurer sans pouvoir s’arrêter. Finalement il décida : “ Pour le moment, nous allons l’enterrer normalement dans le cimetière chrétien local afin de ne pas éveiller méfiance et soupçons. Plus tard, nous annoncerons que nous la transférerons à Titchine pour qu’elle puisse reposer à côté de ses parents ; ainsi nous pourrons l’enterrer dans un cimetière juif ”.
A ce point du récit, la voix de mon chauffeur s’étrangla d’émotion. Il était très ému et, à dire vrai, moi aussi, et pour cause ! Mais l’histoire n’était pas finie.
“ Il y a quelques mois, continua le chauffeur, mon père a eu une crise cardiaque. Nous avons compris que ses jours étaient comptés. Un soir, il nous a tous appelés à son chevet et nous a dit : “ Vous souvenez-vous de la lettre posthume de votre mère ? Sachez que moi aussi je suis juif et, comme elle, j’ai été obligé de cacher mon identité pour sauver ma vie. Je vous en supplie, enterrez-moi aussi à côté d’elle, dans le cimetière juif de Titchine ”.
J’avais le cœur serré. Je lui demandai, pour plus de sûreté, le nom de sa mère : c’était bien la femme que j’avais rencontrée à Cracovie mais je n’ai pas voulu dire à mon chauffeur que c’était moi qui l’avait ainsi conseillée.
Le silence s’installa à nouveau entre nous. Le chauffeur était perdu dans ses pensées et moi je pensais à toutes les souffrances encore actuelles de la Shoah et à l’étincelle juive qui continue de briller en chacun d’entre nous.

Traduit par Feiga Lubecki