19 Kislev: un jour à l’éternel éclat
Chacun sait que les changements historiques sont, dans la plupart des cas, le résultat de longs processus. C’est ainsi que l’observateur peut relever des lignes de force qui sous-tendent ces modifications et parvient parfois à une vision juste des évolutions à venir dans leur globalité. Pourtant, il existe des évènements qui échappent à l’effort de prospective. Il existe des jours qui, par leur apparition, introduisent une rupture, font faire silence aux contingences et dont l’éclat éblouit toutes les générations futures. Ces jours changent alors le monde. C’est avec un jour de ce type que commence la semaine prochaine. Sa date est, en soi, une dénomination tant elle est devenue signifiante: Youd-Teth Kislev, le 19 Kislev. Les faits sont connus : Rabbi Chnéor Zalman, l’auteur du Tanya, emprisonné par le Tsar pour son action et son enseignement incessants, est libéré et sa libération a les accents d’une victoire éclatante: l’enseignement et l’action continueront de plus belle. Raconté ainsi, l’événement ne semble pas dépasser son propre cadre : celui de la vie juive dans la Russie du 19ème siècle. Cependant, cela n’est qu’apparence. Car l’enseignement qui connaît, à partir de là, une floraison nouvelle est celui de la Hassidout. A partir de là, celle-ci devient l’héritage du peuple juif dans sa totalité. D’un accès ouvert à tous, elle révèle sa puissance : une richesse d’essence que le partage, loin de diminuer, ne fait grandir. Voici donc, à l’horizon du calendrier, un jour qui ne laisse pas le monde inchangé, un jour dont la lumière nous éclaire jusqu’aujourd’hui tant son éclat est libérateur. Jusque là, en effet, les générations s’étaient succédées, stables et fidèles, dans un environnement quasi-immuable. Mais, peu à peu, tout devient plus incertain, peu à peu les réponses doivent s’élever avec une force renouvelée et éveiller les ressources profondes de l’âme juive. Cela s’appellera la ‘Hassidout et donnera des couleurs à la connaissance, la sagesse et l’espoir. Ces brillantes couleurs ne se sont jamais éteintes. Dans les tumultes de l’histoire, dans les troubles du temps, elles continuent de donner à chacun cette vitalité particulière que rien ne peut jamais démentir. Après le 19 Kislev, un nouveau monde s’ouvrit dont, continuant l’exploration, nous savons que, sans frontière, il est celui de tous les possibles, jusqu’à l’Infini.
Pourquoi désirer le nouveau temps ?
”Les Sages et les prophètes n’ont pas désiré le temps de Machia’h (pour quelque raison autre que) être libre (pour se consacrer) à la Torah et sa sagesse” (Maïmonide, Michné Torah, Hil’hot Mela’him, chap.12, Hala’ha 4).
Maïmonide relève ici une idée importante. Les Sages et les prophètes authentiques ne sont pas satisfaits de leur étude et de leur connaissance dans le temps de l’exil. Bien au contraire, ils désirent et attendent avec impatience la venue de Machia’h.
Ils l’espèrent de tout leur cœur car c’est seulement alors qu’ils pourront plonger au plus profond de la Torah.
(d’après un commentaire du Rabbi de Loubavitch, Chabbat Parachat Vayéra 5743)
Vayichla’h: une femme qui sort
Et Dinah, la fille de Léah qu’elle avait donnée à Yaakov, sortit voir les filles du pays. Et Ch’hem, le fils de ‘Hamor le ‘Hivite, prince du pays, la vit et il l’enleva… Beréchit 34:1-2
Dans le trente-quatrième chapitre de Beréchit, nous lisons l’enlèvement de Dinah, le complot de ses frères pour neutraliser le peuple de Ch’hem, son sauvetage et la destruction de la ville.
Nos Sages notent que dans le verset qui ouvre le récit, la Torah introduit Dinah comme étant la fille de Léah. On ne se réfère pas à elle en tant que “fille de Yaakov” ni en tant que “fille de Yaakov et Léah”, ni même en tant que “fille de Léah et Yaakov” mais comme “fille de Léah qu’elle avait donnée à Yaakov”. Rachi explique:
“Parce qu’elle sortit, elle est appelée la “fille de Léah”. Car [Léah] également était une femme qui sortait, comme il est écrit:“Et Léah sortit pour l’accueillir” ( Beréchit 30 :16). En ce qui la concerne, il a été dit: “Telle mère, telle fille”.
A première vue, cela paraît constituer une critique des comportements de Léah et de Dinah. La caractéristique d’une femme juive est sa discrétion dans son vêtement et dans son comportement comme cela s’exprime dans le verset (Psaumes 45:14) “Toute la gloire de la fille du roi se trouve dans l’intériorité”. Une jeune fille juive, semble impliquer Rachi n’a pas à sortir visiter les filles d’une terre païenne; quand elle le fait, elle ne se comporte pas comme la fille de Yaakov, mais comme sa mère, connue pour s’être, à certaines occasions, avancée à sortir de son propre gré. Pour la fille du roi quitter son sanctuaire intérieur, c’est s’exposer à toutes sortes de rencontres dangereuses, comme le démontre tragiquement l’histoire de Dinah.
Cependant, cela ne peut être l’intention de Rachi car cela va a contrario de ce qu’il écrit dans son commentaire dans un verset précédent. Quelques chapitres plus tôt, lorsque Yaakov se prépare à la rencontre avec son frère impie Essav, nous lisons:
Et Yaakov prit ses deux épouses, ses deux servantes et ses onze fils et il traversa le gué de Yabok (Beréchit 32:23).
Et Rachi de demander: et qu’en est-il de sa fille?
Où était Dinah? Yaakov l’avait placée dans une caisse et l’y avait enfermée de peur qu’Essav ne jette ses yeux sur elle. Pour cela Yaakov fut puni car s’il ne l’avait pas cachée de ses yeux, peut-être l’[Essav]aurait-elle ramené sur le bon chemin. [La punition fut qu’]elle tomba entre les mains de Ch’hem.
En d’autres termes, c’était le fait que Yaakov avait isolé Dinah, et non les sorties de Léah et de Dinah, qui fut la cause de la détresse de Dinah. Dinah n’aurait pas dû être cachée des yeux d’Essav. Sa rencontre avec le grand et méchant monde n’aurait pas dû être empêchée ; en fait, elle aurait été positive. Yaakov craignait qu’elle ne soit corrompue par son mauvais oncle; il aurait dû réaliser qu’avec ses solides bases morales et son intégrité absolue, elle était plutôt prête à influencer positivement Essav.
Il est assez intéressant, d’observer ici aussi une relation mère-fille. La Torah (Beréchit 29:17) nous dit que “les yeux de Léah étaient faibles”. Rachi explique qu’ils étaient faibles à cause des pleurs.
Elle pleurait en pensant qu’elle serait la destinée de Essav. Car tout le monde disait : Rivkah a deux fils et Lavan a deux filles; l’aîné, Essav, est destiné à la fille aînée (Léah) et le cadet (Yaakov) à la fille plus jeune(Ra’hel).
Et cela était bien plus qu’une spéculation publique ; selon le Midrach, ces mariages avaient été ordonnés dans le ciel. Mais les prières pleines de larmes de Léah changèrent le décret divin et les deux sœurs furent mariés au fils le plus jeune et juste parfait. Mais Léah était l’âme-sœur potentielle d’Essav. Si elle-même ne s’était pas sentie la force de relever le défi de confronter son impiété, sa fille et héritière spirituelle, Dinah aurait pu servir d’instrument pour la rédemption d’ Essav.
C’est là le sens plus profond de l’adage “telle mère, telle fille” relevé par Rachi. Nos enfants héritent non seulement de nos traits visibles mais aussi de nos potentiels irréalisés. Physiquement une mère aux yeux bruns peut transmettre à son enfant son potentiel pour des yeux bleus, hérités de sa mère à elle mais dormant dans ses gènes. Spirituellement, un parent peut donner à son enfant l’aptitude de parvenir à ce qui chez lui, le parent, n’est rien de plus qu’un potentiel subtil enfoui dans le plus profond de son âme.
Ainsi, la sortie de Dinah pour faire connaissance avec les filles du pays était parfaitement en harmonie avec les talents uniques de sa mère. Son exposition à un environnement étranger n’aurait pas affecté sa féminité juive, sa gloire intérieure de fille du roi. Au contraire, elle était née avec le rôle d’une femme juive qui sort pour servir de source de lumière à son entourage sans pour autant compromettre sa discrétion et son intériorité. Mais c’est plutôt la tentative de Yaakov de l’enfermer qui suscita le désastre. En sortant vers “les filles du pays”, Dinah était réellement la fille de Léah, au sens positif. Elle n’était pas la fille de Yaakov, car Yaakov avait hésité à exploiter sa nature extravertie.
Extérioriser l’intériorité
Il s’agit ici d’un message pour les femmes de toutes les générations.
La Torah considère l’homme et la femme comme ayant été pourvus par le Créateur de caractéristiques et de rôles spécifiques. L’homme est un conquérant, chargé de transformer un monde souvent hostile qui lui résiste. À cette fin, il a été doté d’une nature extravertie, agressive, une nature qu’il se doit d’utiliser en adéquation avec la guerre qu’il mène pour la vie, la guerre contre les aspects négatifs du monde extérieur, la guerre pour libérer tous les éléments positifs et toutes les opportunités positives, captives dans les coins les plus spirituellement déserts de la Création divine.
La femme est diamétralement son contraire. Sa nature intrinsèque est de non-confrontation, d’introversion et de discrétion. Pendant que l’homme combat les démons de l’extérieur, la femme cultive la pureté de l’intérieur. Elle est le pilier de son foyer, la nourricière et l’éducatrice de la famille, gardienne de tout ce qui est saint dans le monde de D.ieu. Toute la gloire de la fille du roi est intériorité.
Mais cela ne signifie pas qu’elle doive rester enfermée. La femme joue également un rôle qui dépasse les limites de son foyer, qui touche les plus étrangères des filles et les plus païennes des terres. Une femme qui a été bénie de l’aptitude et du talent pour influencer ses sœurs peut et doit “sortir”, laissant périodiquement son havre de sainteté pour atteindre ceux qui ont perdu leurs racines et le sens de leur vie.
Et quand elle le fait, elle n’a pas besoin et ne doit pas emprunter l’apparence guerrière de l’homme. La confrontation et la conquête ne sont pas les seules approches du monde extérieur; il existe aussi une démarche féminine, une voie douce, discrète et empathique pour extraire le bon du mal qui rage à l’extérieur. La confrontation est souvent nécessaire mais souvent aussi inefficace voire nocive. Le combat le plus féroce a aussi besoin de la touche féminine de la femme tournée vers l’extérieur.
En quoi consiste l’interdiction : “ Tu ne convoiteras pas ” (Exode 20. 14) ?
Le dernier des Dix Commandements est: “Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain… sa femme, son serviteur, sa servante, son bœuf, son âne et tout ce qui est à ton prochain”. Il est donc interdit de fomenter des projets pour obtenir ce qui appartient à l’autre. Ceci commence par la pensée, quand on décide d’acquérir coûte que coûte ce qui appartient à quelqu’un. Puis, si on agit en ce sens par des pressions amicales ou des menaces, par un troc forcé ou même par une vente forcée, même en payant le prix fort, on transgresse cette interdiction.
La mauvaise pensée peut entraîner de nombreuses fautes et on peut même être tenté de recourir au meurtre (que D.ieu préserve) pour obtenir l’objet convoité. C’est ce qui est arrivé au roi A’hab qui fit tuer Navote pour s’approprier sa vigne (Rois I – 21).
Il convient donc de maîtriser soigneusement ses envies afin de ne pas trébucher dans l’interdiction de “Tu ne voleras pas”. Selon le Séfer Ha’hinou’h, cette interdiction s’applique également aux non-Juifs qui sont soumis à toutes les ramifications de l’interdiction du vol.
Même s’il ne s’agit “que” d’une pensée cachée au fond du cœur, la Torah estime que “le cerveau domine le cœur” et que la réflexion objective doit diriger les sentiments. Ce principe s’applique aussi à d’autres commandements tels que: aimer D.ieu, craindre D.ieu, ne pas haïr, aimer son prochain etc… Ibn Ezra écrivait: “De même qu’un villageois n’aurait même pas l’idée de vouloir épouser la princesse, car il sait que cela est absolument hors de question, de même on devra s’interdire de convoiter tout ce qui appartient à un autre en sachant que toutes les “combines” ne rendront jamais permise une acquisition frauduleuse”.
F. L. (d’après Rav Yossef Ginzburg)
Fans et joueurs
Le dernier bus de la soirée passait par Kingston Avenue en cette froide nuit de 1955 tandis que le joyeux Shimshon Stock accompagnait un de ses nouveaux amis chez le Rabbi de Loubavitch. Shimshon venait d’apprendre que cet ami allait bientôt fêter la Bar Mitsva de son fils et il voulait donc lui faire connaître le jeune Rabbi qui venait de succéder à son défunt beau-père.
A l’intérieur du 770 Eastern Parkway, le Centre International du mouvement Loubavitch, se trouvait en effet le bureau de Rabbi Mena’hem Mendel Schneersohn qui, seulement quelques années plus tôt, avait pris la direction de ce qui n’était encore qu’une petite communauté de survivants de l’holocauste et du stalinisme. A l’époque, le Rabbi n’avait qu’une poignée d’émissaires, en Israël, en Europe et en Afrique du Nord. Mais déjà il travaillait inlassablement à construire tout un réseau de communautés à travers le monde, réseau qui allait, au fil des ans, s’agrandir considérablement et se structurer au point de devenir absolument unique dans son expression et sa façon de relier un maximum de Juifs à leur héritage ancestral.
Shimshon était né aux Etats-Unis et représentait vraiment le jeune Américain sympathique et dynamique. Cependant, il avait eu la chance de connaître le Rabbi encore bien avant la disparition de Rabbi Yossef Yts’hak – et cette amitié s’était poursuivie par la suite. En entrant dans le bureau, il présenta au Rabbi son ami et le fils de celui-ci. Le Rabbi leur tendit chaleureusement la main et les invita à s’asseoir.
Puis il bénit le jeune garçon en lui souhaitant de devenir une source de fierté pour sa famille et tout le peuple juif. Alors qu’ils s’apprêtaient à prendre congé, les trois Américains furent surpris que le Rabbi pose encore une question au jeune homme :
- Aimes-tu le jeu de base-ball ?
- Oui.
- Quelle équipe encourages-tu : les Yankees ou les Dodgers ?
- Les Dodgers ! répondit spontanément le garçon, intrigué néanmoins qu’un adulte, un Rabbi de surcroît, s’intéresse à de tels détails.
- Ton père apprécie-t-il les Dodgers autant que toi ?
- Non.
- T’a-t-il déjà emmené assister à un match ?
- Oui, de temps en temps mon père m’emmène à un match, il y a un mois par exemple.
- Comment s’est déroulé le match ?
- Très décevant, avoua le jeune garçon. Au bout de la 6ème reprise, les Dodgers avaient déjà perdu 9 à 2, alors nous avons décidé de quitter le stade.
- Les joueurs ont-ils eux aussi quitté le terrain ?
- Rabbi! Les joueurs ne peuvent pas abandonner au milieu d’un match !
- Pourquoi ? demanda le Rabbi innocemment. Explique-moi les règles du jeu!
- Bon. Il y a les joueurs et il y a les supporters. Ces derniers peuvent quitter quand ils le désirent: ils ne font pas partie de l’équipe et le match peut continuer – et d’ailleurs doit continuer – même après le départ des supporters. Car les joueurs doivent rester et tenter de gagner jusqu’à la fin de la partie.
- C’est exactement la leçon que je veux t’enseigner en ce qui concerne le judaïsme, dit le Rabbi en souriant. Tu as le choix entre être un joueur ou un supporter. Sois un joueur!”
En quittant le 770, le père et le fils prirent congé de Shimshon : tous trois avaient conscience d’avoir eu le mérite de rencontrer un véritable pionnier de l’éducation juive.
David Zaklikowski
traduit par Feiga Lubecki